Conjonction est un recueil de textes mêlant magie et design.
Chaque saison, ou éon, tient en une phrase, faite d’un titre global et de ceux des articles qui le construisent.

Pour l’heure, Éon 1 : Il faudrait raser la table
Éon 1 Il faudrait raser la table, mais la typographie a pris la mauvaise pilule or John Dee, lui, échangeait avec des esprits un alphabet primordial, car Lovecraft aime maudire les modernes donc Alan Moore nous parle d’Anges Fossilisés.

Il était question de désenchantement du monde et, Max Weber oublié, des gens ont commencé à vouloir réenchanter le design. Nous, du fond de la salle, on a pas bien compris et on s’est mis à la magie. Comme on n’y captait pas grand-chose, on s’est dit qu'on allait commencer par la fin. Les signes, les logos, l’organisation d’informations et notre supposée compréhension du monde étaient peut-être des leurres et on comprit le besoin vital de trouver des talismans. Alors on a voulu traduire et écrire sur le sujet, sans boussole ni baguette, en espérant de sympathiques rencontres.



18Il faudrait raser la table
Où il sera question de ce qu’on fait de la tradition et de ce que la tradition nous fait. D’un Alan Moore questionnant le rapport fétichiste des magiciens à leur passé, à John Dee obsédé par une tradition primordiale et son alphabet, en passant par Lovecraft pestant contre les modernes faisant table rase ou John Wilkins rêvant un langage neuf, auto-descriptif, crée ex-nihilo.
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mais la typographie a pris la mauvaise pilule

Dans ce que nous pourrions considérer comme son adolescence, la typographie du XVIe siècle a merdé en décidant, sûre d’elle, de décliner la pilule rouge qu’on lui proposait. Issue d’un mariage pourtant prometteur – d’un côté cette vieille et étrange créature qu’est l’écriture et de l’autre l’honnête artisanat qu’est la gravure – on aurait pu croire que le bouillonnement de la mère aurait trouvé dans l’efficacité du père, un catalyseur à même de donner un art d’une profondeur amplement méritée. Mais les chemins empruntés ne sont que très rarement ceux que l’on espère, et aujourd’hui tout porte à croire qu’une bête dort, derrière des barreaux de plombs constamment entretenus par effet revival.

La Renaissance est une période étonnante dans laquelle l’ésotérisme arrive, tout autant que d’autres disciplines plus rationnelles, à trouver un épanouissement dans la méthode scientifique. Des systèmes complexes comme ceux de John Dee touchent du doigt des trésors d’expériences que de nombreux poètes et philosophes auraient été prêts à payer de leur vie.Voir l’article un peu plus bas dans lequel nous traitons du système Enochien Dans ces aventures mystiques qui depuis toujours existent, sont notre héritage, nous définissent plus profondément que nous le voudrions, et qui ont toujours exercé leur influence sur la société via des strates inférieures, l’écriture occupe le rôle d’un formidable outil d’exploration de contrées hautement illogiques.

Cependant, passé la Renaissance et révolution industrielle oblige, l’irrationnel devient gênant. Jugé comme encombrant dans notre manière de réfléchir, il est par-dessus le marché (qui est en train de lentement tout infecter) vraiment peu efficace. C’est l’avènement d’un nouveau dieu, ce démon de misère qui sublime la cupidité d’une manière totalement inédite. Le Commerce Mondial naissant, adoré par tous les marchands du temple, ne demande alors en échange d’argent, de gloire et de territoire, un seul sacrifice : celui de notre propension à l’irrationnel. Nothing you gonna miss, right?

Une caractéristique principale du capitalisme, c’est d’absorber ses ennemis pour les faire travailler à son compte. Difficile alors de ne pas voir très tôt dans l’histoire de la typographie, ce phénomène qui commence par attaquer ce qui lui semble être ses opposants les plus puissants: la langue et l’écriture, toutes deux ayant le pouvoir dans un claquement de doigt de faire voler en éclat les plus viles illusions, menaçant les hautes sphères d’amener à tous instants ses lecteurs vers un possible état de révolution. Le XIXe siècle a été alors l’incubateur d’une typographie effervescente, certes, mais monopolisée autoritairement par la communication. En étant actionnaire majoritaire de l’industrie des lettres, elle forgea sans opposant une ligne de conduite à suivre qui sembla très vite aller de soi. Elle subsiste sûrement encore aujourd’hui sous une forme nouvelle, même dans les modèles indépendants, continuant à servir les même intérêts. C’est selon ses termes qu’en 1929, Paul Renner voit ses alternates passer à la poubelleEn 1929, Paul Renner proposa de nouvelles formes pour les minuscules, d’une manière beaucoup moins bourrine que ses collègues du Bauhaus. Mais faute d’intérêt pécunier, la fonderie fera passer ces glyphes à la trappe., et c’est cette ligne de conduite qui tente de nous faire oublier que la forme de l’écriture humaine n’a pas le droit de batifoler en dehors de ses terres.

Galvanisée par l’époque moderne et sa diffusion exponentielle, la typographie a suivi à ce moment-là les aspirations communes, qui lui semblaient œuvrer pour le bien commun. Elle devait faire preuve d’adaptation, naviguer vers les machines qu’on lui imposait sans broncher, être lisible et aller au plus simple, danser avec les mathématiques un tango infini. Analysée, démembrée, effilée. Conscients de la force du texte, les modernes en font leur arme de pointe, tout doucement transformée en petite machine fonctionnelle, graissée à l’huile de coude de personnes entreprenantes, pour que plus que jamais elle se définisse comme l’outil parfait des lumières, des garants du savoir, de la foi scientifique et de la vérité. Une science zététypographique.

Depuis, l’eau à coulé sous les fonts. Entre années 1920 et les années 2020, des expériences typographiques ont sciemment tenté de se placer en porte-à-faux de cet héritage. Mais l’ont-elles vraiment fait en dehors de ce contrat diabolique dans lequel s’empêtre la forme de notre écriture depuis tant d’années ? Qui a étudié l’histoire des caractères, sait ce qui se cache derrière le masque de ce que nous appelons notre écriture, de loin bien plus profond et bien plus riche que la dernière version grotesque et botoxisée d’Helvetica Now <i>Helvetica Now</i> est l'enième redessin d'un caractère de 1957 depuis surutilisé, l'<i>Helvetica</i>.. Qui vit au XXIe siècle constate qu’il est impossible de définir la typographie comme une simple émanation mécanique de l’écriture. Elle est l’écriture même dans un processus de mutation, dans son fluide d’évolution, qui ne demande qu’à être distillé de manière inattendue.

Nos caractères sont des casses de Pandore. Aussi ancienne et intangible que moteur, la force qui réside en elles dépasse de loin l’aspect utilitariste que l’on voudrait seulement lui prêter. L’écriture compte, mais aussi raconte. Ses gouffres sont abyssaux et ses frontières faites pour toujours nous surprendre. Peu sont ceux qui n’ont pas eu peur d’y partir en voyage et les peintures d’Henri Michaux Parfois par l'intermédiaire de drogues, mais pas que, Michaux passa toute sa vie à grater langue et écriture au sang, laissant apparaitre des territoires incertains. sont le témoin d’un portrait des lettres dont le poids n’a d’égal que les grands anciens de Lovecraft. Elles sont usines de pouvoir et leur inclusion dans notre expérience du réel nous dote d’une capacité qui, bien que forte étonnante, nous parait aujourd’hui naturelle. Nous les considérons de la même façon, qu’elles donnent à lire les plus grandes aventures ou la liste des composants d’un rouleau de papier toilette.

Alors... si, clairvoyante, la typographie avait pressenti cette direction et décidé d’emprunter un chemin différent ? Si, quand on a commencé à lui foutre une chemise et une cravate, elle avait répondu «non merci, je préfère manger des champignons magiques avec mes copines les sorcières» ? Si elle avait pris le parti de l’indéfinition plutôt que celui de la définition (et pour fêter ça, un bon écartèlement des classifications serait de la plus grande classe, non) ? Dans ce monde en upside-down, on pourrait dire : «Bye bye Alde start-up nation Manuce, bonjour Francesco Rambo Griffo». À base de bonnes fontes qui du bout de leurs poinçons, peuvent prendre la vie. Au XVIe, après un litige entre Manuce et Griffo à propos de qui avait le droit d'exploiter les plombs de l'<i>italique</i> (Manuce les avaient commandés, Griffo taillés), ce dernier partit de Venise, pour finir condamné à mort après avoir tué son gendre avec un poinçon typographique.

Les écrivains le savent, les textes peuvent être des méandres labyrinthiques, des fables de sphinx qui sans pitié nous prennent à revers, des mondes qui n’ont que faire des paradigmes dans lesquels nous, nous évoluons. Comment se peut-il alors, que de tels prodiges s’incarnent pour la plupart dans des corps de caractères aussi terre à terre ? Si les lettres ont un corps, force est de constater qu’on leur refuse la transcendance. Qu’est-ce que la typographie au-delà de ce qu’elle est, voilà la panacée auquel s’attaquerait un punk Griffien contemporain, qui internaliserait le fait qu’il design un des outils humains les plus fantastiques, magie d’un cortège de signes consciemment organisés, au moins vieux de 6000 ans, et intimement lié au langage, créature mythique avec 100 000 balais au compteur.

C’est une histoire qui remonte au XVIIe siècle et qui n’apparaît jamais dans aucun livre sur la typographie, qui a ouvert la voie à cette réflexion. Remarqué par Borges et Eco, il s’agit d’un projet porté par John Wilkins, évêque et scientifique anglais, membre haut placé de la Royal Society, présent dès sa formation et tout premier secrétaire. Dans un monde en pleine extension et de plus en plus quantifiable, où chaque jour de nouvelles langues sont découvertes, Wilkins souhaite se lancer de manière rigoureuse dans une aventure dont il n’est pas le précurseur : inventer une langue et un alphabet universels.

Ce qui rend cependant ce projet unique, c’est qu’il y est associé un autre grand nom, Joseph Moxon, qui taillera en plomb typographique ce que Wilkins nomme avec une humilité certaine, son real alphabet. Moxon n’est pas inconnu à ceux versés dans l’histoire typographique, puisqu’il est la première personne à avoir couché dans un ouvrage imprimé la définition de ce qu’est un typographe, ainsi qu’une description complète du processus de création d’une fonte.

« Par typographe, je n’entends pas imprimeur, ainsi qu’il est communément admis ; pas plus que le Dr. Dee ne soutient d’un charpentier ou un maçon est un architecte. Par typographe j’entends celui, qui, par son propre jugement, par un solide raisonnement intérieur, a la faculté de précéder à des travaux manuels et opérations physique en relation avec la typographie, de la conception à la fabrication, ou de diriger d’autres hommes à cette fin. » Mechanick Exercises, 1703. Londres.

Ce paragraphe, hormis la si belle incursion du personnage de John Dee qui grave pour toujours dans le papier le fait qu’un occultiste est cité dans la première définition d’un typographe (zbam!), décrit cette profession comme celle de quelqu’un qui par son propre jugement et un solide raisonnement intérieur, dirige l’acte de créer et utiliser la forme des lettres. Si avec les post-modernes, l’idée qu’un typographe puisse avoir le status d’auteur à quelque peu changé l’archétype du dessinateur de lettre, il reste encore la plupart du temps héritier d’un fort passé d’ingénieur, ouvrier ultra-pointu là pour régler les problèmes. Or, ici, il n’est pas l’ingénieur qui est convoqué mais l’architecte qui au contraire de l’ingénieur (qui voit des problèmes, les résout, et voit la typographie pour ce quelle est), possède en plus la faculté de voir la typographie au-delà de ce qu’elle est, et d’orchestrer ses moyens pour faire en sorte que ce non existant prenne vie.

Bref. En 1662, John Wilkins décide de se lancer dans ce vaste projet de construction d’une langage et d’une écriture associée. Il aurait pu faire comme Dee et demander aux anges de bien vouloir lui donner les clefs du langage adamique, mais il préfère le pouvoir de la science, à même de donner naissance à quelque chose de parfait, par raisonnement logique. Selon lui, les langues naturelles manquent d’efficacité, et l’incursion de la pensée scientifique permettrait de modeler un langage selon de nouvelles dispositions. Si avec le recul nous savons aujourd’hui que ce travail ne pouvait qu’échouer (une langue qui ne naît pas de locuteurs, n’est-elle autre chose qu’une coquille vide ?), il s’en dégage l’aura fascinante des entreprises dantesques d’invention, propre aux contemporains Elfique et Klingon. Le projet n’a de scientifique que ses espérances, cependant son envergure est hypnotique. Alors qu’en 1666 il perd une partie de son travail lors du grand incendie de Londres, il sort deux ans plus tard An Essay Towards a Real Character, and a Philosophical Language, synthèse de sa quête en 670 pages.

L’idée de Wilkins est de créer une nouvelle fonction à la langue, de la doter d’une nouvelle capacité. Il souhaite créer un langage auto descriptif, une langue qui serait aussi, dans sa structure, une encyclopédie du monde qu’elle décrit. Il souhaite que ceux qui maîtrisent ce dialecte puissent, au premier coup d’œil, comprendre ce que le mot désigne, en avoir une définition, rien que par sa construction et sa forme.

Cette idée nécessite cependant de Wilkins qu’il commence par classer toute chose de ce monde en un grand organigramme. Il se fera aider dans cette tache par d’autres scientifiques, qui n’arrêteront pas de se disputer avec lui tant il les force à suivre ce qu’il a en tête plutôt que de laisser des experts de chaque domaine classer leur discipline selon les dernières découvertes en date. Tout finira par se retrouver alors trié en catégories, sous-catégories et sous-sous-catégorie (Dans son vocabulaire : des tables qui se divisent en différences, elles-mêmes subdivisées en neuf espèces). «Saumon» par exemple, se classe dans la table des poissons, la différence des poissons de rivière et l’espèce des poissons de rivières à chaire rouge. Une partie de la taxonomie du système de Wilkins.

À chaque partie et sous-parties, il associe une syllabe ou une lettre. La table des poissons commence par «Za». Tout mot commençant par «Za» est donc à coup sûr un poisson. La sous-partie «de rivière» est associée à la consonne «n» et la sous sous partie «à chaire rouge» est associée à la lettre «a». Une personne versée dans l’apprentissage de cette langue et qui aurait appris que le mot Zana signifie Saumon saurait tout en même temps que le saumon est un poisson de rivière à chaire rouge.

Il y a 40 grandes catégories (puis 9 différences, et 9 espèces), allant de «Militaire» à «Spirituel» en passant par «Métaux». Les sous-catégories sont toutes aussi arbitraires (et parfois ne vont pas jusqu’à 9), les «Roches» sont par exemple divisées en vulgaire (silex, gravier, ardoise), concrétions moyennement prisées (marbre, ambre, corail), précieuses (perle, opale), plus transparentes (améthyste, saphir) et terrestres non solubles (charbon, ocre et arsenic). Aussi clair que du Didi non ? Une pierre, moyennement rare, transparente.

Côté écriture, chaque mot de ce système est de la même façon composé de trois signes. Un qui désigne sa table, un pour sa différence, et un pour son espèce. On peut voir ici toutes les correspondances. Originalité, les mots se construisent par le centre, c’est-à-dire que le signe de la grande catégorie est au milieu du terme et on y accroche à gauche le signe de la sous-catégorie et à droite celui de la sous-sous catégorie. Un notre père assez funky Ensuite, par un jeu d’accents complexe, Wilkins construit a partir de ces mots simples des versions adjectives, adverbiales, antonymiques ou encore plurielles. Le système dans son entièreté étant trop laborieux à décrire ici, vous pouvez vous en faire une idée en allant fouiller des pages 385 à 434 son ouvrage.

Joseph Moxon a donc taillé un poinçon pour chacun de ces signes. Le sentiment à la lecture du livre est assez étrange. Contrairement à un langage inventé gravé (comme on peut en avoir dans Champfleury par exemple, avec les caractères chaldéens Pour plus d'information sur cet alphabet esotérique, voir <a href="https://www.esoblogs.net/7002/alphabet-magique-du-transitus-fluvii/">ce court</a> article de Spartakus FreeMann et utopiques) qui lisserait l’aspect visuel des paragraphes, on peut voir apparaître ici et là des décalages entre les lettres, preuve de leur facture typographique. Quelques accros ici et là. Leur design joue la carte d’une simplicité mesurée. Construits autour d’une ligne centrale, les mots contrastent avec la sécheresse catégoriste de l’entreprise. On a l’impression de se retrouver devant une cohorte talismans, une ribambelle de petites créatures qui confèrent aux textes composés une aura mystique excitante. Le texte se retrouve nu de la rigueur académique présente dans le reste de l’ouvrage, pour d’un coup devenir une jungle fourmillante, une danse de sigils et de lucioles diacritiques.

Mais résistons à nous laisser hypnotiser par les formes, et ne passons pas trop de temps à analyser la pertinence du projet de Wilkins et Moxon pour tenter de tirer un enseignement utile vis-à-vis de ce que devrait être une écriture. Que reste-t-il au-delà de l’envie totalitaire d’établissement d’une langue et d’une écriture commune ? Ce qui semble intéressant ici c’est qu’on doit supposer qu’une telle entreprise ne soit pas simplement le fait de la fantaisie de leurs auteurs. Au-delà de ça, elle est la marque de résurgences d’une intuition que la forme de l’écriture peut être plus que ce qu’elle n’est. Le grand remplacement de l’alphabet latin par des glyphes sortis de nulle part est teint d’une naïveté qui nous parait aujourd’hui évidente, mais nous montre que très tôt, par la main de Moxon, la typographie ne ferme pas la porte à des sentiers inconnus.

Si depuis quelques siècles l’italique nous permet par un simple dessin d’invoquer à sa lecture, au plus profond de nous, la conscience d’une voix extérieure ou d’une langue étrangère, un imprimeur du XVe siècle n’aurait-il pas ri à l’idée de la faisabilité d’une telle fonction de texte ? De la même façon, un lecteur chinois voit dans chacun de ses mots, la concaténation de plusieurs autres. Cela ne lui donne-t-il pas une conscience de lecture tout à fait différente de la nôtre ? Certaines associations sont plus poétiques que d'autres Cela est-il si différent de Wilkins qui postule la possibilité de lire un mot et d’en comprendre la définition d’un coup d’œil ? Si son projet, dans son fond et sa forme, est à côté de la plaque, il né d’une envie irrépressible que nous devrions essayer d’écouter afin d’enfin nous perdre une bonne fois pour toute.

L’impasse dans laquelle se trouve la typographie contemporaine, et finalement, la forme contemporaine de l’écriture humaine, est qu’elle est pour l’instant, bien plus un lieu de mesure qu’un lieu de démesure. Les dessinateurs de caractère sont héritiers d’une philosophie de résolution des problèmes, là où ils pourraient, au contraire, en créer. Nous devrions multiplier les questions dont l’issue semble très incertaine, et faire de la forme de l’écriture un lieu d’indéfinition, non pas un lieu de définition. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître.

Grâce la rigueur ingénieurale jusque-là ambiante, d’importants paramètres ont d’ors et déjà été identifiés. Des mouvements ont conduit des générations de dessinateurs à se suivre à la ribambelle, et si parfois de beaux caractères ont brillé comme des joyaux, la grande majorité continue à révérer dogmatiquement une tradition qui l’empêche de grandir. En 1582, les anges permettaient à John Dee de créer l’alphabet Enochien. La même année, Granjon terminait la taille d’un set de plombs Cyriliques. Il me semble que la typographie gagnerait à se penser entre ces deux extrêmes, plutôt qu’entre Vier5 et le Din. Un pays, deux ambiances

Il nous faut maintenant que vienne l’heure de poètes, celle des manipulateurs d’abstraction, toujours en mouvement, insensibles aux règles. Nous devons étendre, bien plus étendre, ce qu’est ce qui constitue notre toile de travail, au point de finir par la voir vibrer, bégayer d’idées nouvelles. Il faut que le dessin de caractère devienne un art au point que certaines personnes soient prêtes à sacrifier leur santé mentale pour la faire avancer, et penser la typographie une fois pour toute de manière holistique.

L’écriture, dans son fond et sa forme, est un lieu de pouvoir. Sa dogmification centralise ces pouvoirs et il est nécessaire de devenir lucide sur qui en profite, pour prendre la mesure de l’extrême nécessité de contre-pouvoirs. Pour grandir, l’art typographique gagnerait à se déconstruire pour honnêtement laisser apparaître les biais de son histoire, les rapports de dominations qu’il instaure entre les cultures, ou dans ses implications sociologiques. Chaque dessinateur est responsable vis-à-vis de tous les hommes, à son échelle, du développement de notre écriture.

Cependant, les maîtres s’arrangent toujours pour pouvoir tirer le collier quand le chien fait mine de n’en faire qu’à sa tête. Aujourd’hui, la précarité des métiers de dessinateur de caractère (surtout les indépendants, certaines fonderies depuis longtemps profitent d’une belle rentabilité) est une des cordes qui rappelle à l’ordre ceux qui voudraient avoir l’audace de faire un caractère qui ne se vend pas. De leurs côtés, les graphistes sont ligotés par des logiciels qui leur disent ce que devrait ou ne devrait pas en être leur utilisation. Nous nous laissons inconsciemment limiter dans la manipulation de ce qui est la forme solide du médium originel.

Et si, comme nous le disions juste avant, nous reprenions pour nous ces armes qui depuis trop longtemps nous ont été volées ? Il est certain qu’aujourd’hui, personne ne sait encore quelles étranges capacités nous gagnerions.

Théorie
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or John Dee, lui, échangeait avec des esprits un alphabet primordial,

Un chercheur magicien, comme pouvait l’être John Dee, est pris dans un double mouvement, celui de l’avancement, voire de l’invention, qui le pousse à «trouver» en bon chercheur qu’il est, et celui de la continuité, ou du moins du souvenir, d’une tradition primordiale. Pour se faire, il lui fallut s’aventurer vers d’autres sphères tel que l’entendait la Renaissance, parler aux anges ou aux esprits pour finalement arriver à des formes, un alphabet primordial.

On peut croiser, aujourd’hui, cet alphabet dans des lieux aussi hétéroclites que les Nécronomicons apocryphes que Lovecraft aurait détesté, les jeux vidéos nécessitant un vernis occultiste ou au détour d’un film de vampire sans oublier sa floraison sur le net entre forum et site d’initié. Tradition oblige, le poids des ans a donné une légitimité à ces signes sortis de séance de divination. On va tacher ici de suivre le devenir de cet alphabet énochien Comme l’alphabet latin, l’énochien contient 26 lettres. découvert/inventé, à la fin du XVIe siècle.

Petit rappel pour ceux du fond. John Dee est un grand scientifique, il a une bibliothèque bien fournie, une belle jeune femme, une carrière d’agent secret au service de Sa Majesté Sa signature est d’ailleurs promise à une grande postérité. et un appétit insatiable pour le savoir. Ayant épuisé les moyens traditionnels il accentue, à la fin de sa vie, un penchant pour les sciences occultes. Ce qu’il cherche c’est une forme primordiale, quelque chose de si ancien qu’il flirtera avec le divin. D’abord tenté par la création d’un signe originel La monade hiéroglyphique, glyphe crée et commenté dans un livre qu’il publie en 1564., il découvre lors de séances avec un médium un outil plus fascinant encore: un alphabet.

La langue des anges, celle qu’Adam a utilisée pour nommer tous les animaux, cette langue d’avant Babel qui pourrait être comprise par tous. Le prophète Hénoch aurait été le dernier humain à maîtriser ce dialecte primordial de fait, selon les critères d’alors, parfaits. C’est à la fois un travail expérimental qui mène Dee à cet alphabet, mais, dans le même temps, cette recherche est animée par une volonté passéiste. Seulement, comme bien souvent chez les occultistes, le passé invoqué est si lointain qu’il ne peut qu’être le fruit de vision, d’exercice imaginaire inspiré.

L’idée d’une langue adamite, une langue précédant la chute de la tour de Babel, est assez courante à l’époque, des dictionnaires de langues et d’alphabet ont déjà été publiés <a href='https://books.google.fr/books?id=Klcqm31DwqwC&printsec=frontcover&dq=Voarchadumia+Contra+Alchimiam&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwigg576x7PgAhUOxoUKHYYiCLgQ6AEINjAC#v=onepage&q=Voarchadumia%20Contra%20Alchimiam&f=false'>Voarchadumia Contra Alchimiam</a>, publié en 1530, en est un bel exemple.. Au même titre que l’Hébreu, qui permettait d’accéder au texte originel de l’Ancien Testament, la fascination pour la langue adamite et ses possibilités (au hasard : convertir les païens au christianisme) a poussé bien des érudits dans les pages de manuscrits anciens et lointains, et dans les griffes de vendeurs peu scrupuleux. Dee de son côté a la chance de trouver des interlocuteurs de première main : des anges.

Pour commencer, on peut essayer de saisir le contexte de «transmission» de cet alphabet. Pour ces séances, le mathématicien s’aidait d’une boule de cristal ainsi que d’un miroir magique qu’on peut toujours voir au British Museum La question de l’authenticité de ces artefacts n’est néanmoins pas simple..

Après plusieurs tentatives plus ou moins heureuses, le vieil homme finit par s’adjoindre l’aide d’Edward Kelly comme relais pour les esprits invoqués. Personnage curieux (Aleister Crowley prétendra être sa réincarnation) Kelly s’est vu affublé au fil des siècles différents légendes, la plus fameuse ayant trait à ses deux oreilles qui auraient été coupées pour vol, nulle trace contemporaine ne vient corroborer ou contredire ces faits. Figure trouble non dénuée de génie ou de filouterie, il finit sa vie dans des circonstances obscures dans un château près de Prague où il avait été embauché pour ses dons d’alchimiste. Sans être complètement aveugle quant à la personnalité de son médium, Dee semblait convaincu des capacités de ce dernier.

Edward Kelly était si bon que dès la première séance il tire le jackpot sous la forme de l’ange Uriel qui lui transmet les instructions pour façonner le sceau Aemeth <i>Sceau du Dieu Vérité</i> contenant divers noms divins et angéliques. fait de cire, qui sera utilisé pour les invocations suivantes. Pratiquement, la séance s’ouvre par une prière (car il s’agit bien de magie chrétienne, John Dee y tiendra jusqu’à la fin de sa vie) puis il découvre la boule de cristal, à partir de là, Kelly commence à recevoir des visions autant que des voix qu’il transmet à son maître. Il y a très peu d’indices dans les journaux de Dee qui laisse à penser qu’il capte quoi que ce soit, il se contente de retranscrire ce qui sort de la bouche de Kelly.

Mais retranscrire quoi ? Bien souvent, des lettres organisées dans des carrés Exemple avec le <i>Liber Logaeth</i>, 101 grilles formant un livre, la plupart composés de 49◊49 lignes. où l’on peut ensuite déchiffrer le nom de différents anges (oui, comme dans un mot mêlé, mais les esprits donnent la soluce aussitôt).

C’est donc grâce à la voix et aux descriptions de Kelly en transe que John Dee échange avec divers esprits. Il y a des anges et aussi des esprits plus étranges comme Madimi qui prend la forme d’une jeune fille de 9 ans lors de sa première apparition et revient régulièrement au fil des séances, gagnant en stupre au fil des années.

Donald C. Laycock qui a publié un dictionnaire d’énochien en 1979 s’est penché sur la genèse de ces lettres.

Le 26 mars 1583, Edward Kelly a la vision d’un livre plein de carrés dont la retranscription occupera les treize mois suivants. Vingt et une lettres sont communiquées, chacune a un nom étrange sans lien avec la phonétique de la lettre, mais le fait qu’elles soient composées de trois groupes de sept lettres dont le nom comprend toujours trois caractères latins laisse à penser, pour Laycock, qu’ils pourraient eux même s’inscrire dans un quadrilatère de 7◊7, 21◊3 ou 8◊8.

Trois dessins du caractère apparaissent dans le manuscrit de cette séance. D’abord sans nom, puis nommé et enfin un peu modifié formellement. On les retrouve un an plus tard dans une forme finale et plus stylisée. À en croire les notes de Dee, Kelly dessinait les lettres telles qu’elles lui apparaissaient de couleur jaune pendant la transe avant de revenir dessus avec de l’encre noire et, on l’imagine, un dessin plus précis. Les premières versions apparaissent proches de l’Hébreu de la main de John Dee et comme toute langue sémitique ils se déchiffrent de droite à gauche. Laycock n’a pas trouvé d’équivalent ou de sources précises de cet alphabet. Il évoque des liens avec l’alphabet samaritain <i>L’alphabet samaritain est l’alphabet utilisé par les Samaritains pour écrire les langues hébraïques, araméenne samaritaine (ou hébreu samaritain) et arabe. Bien que très souvent désigné comme un alphabet, c’est en fait un abjad, terme décrivant un système d’écriture ne notant que les consonnes de la langue (ou peu s’en faut), à la manière de l’écriture d’autres langues sémitiques.</i> —<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphabet_samaritain" >Wikipédia</a> et leur forme lui rappelle aussi l’éthiopien <i>L’alphasyllabaire guèze ou ge’ez, ou plus largement alphasyllabaire éthiopien, est un système d’écriture alphasyllabique utilisé dans la Corne de l’Afrique, principalement en Éthiopie et Érythrée.</i>  —<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alphasyllabaire_gu%C3%A8ze" >Wikipédia</a>. En revanche, il ne voit aucun lien avec des caractères proto sémitique, égyptien ou sumérien (ce qui paraîtrait logique pour un caractère datant d’avant le déluge).

Pour ce qui est de l’appellation «énochien», Laycock, mais aussi Gyorgy E. Szonyi évoquent un lien entre la figure d’Hénoch, patriarche biblique, et l’Éthiopie. Le livre d’Énoch n’est pas mentionné directement dans la Bible. On sait aujourd’hui qu’il est évoqué dans un apocryphe datant d’avant notre ère, le livre de Jubilé où l’on peut lire: «Hénoch était le premier homme parmi les hommes qui sont nés sur Terre qui apprit l’écriture et la connaissance et la sagesse et qui écrit dans un livre les signes du ciel selon l’ordre de leurs mois afin que les hommes connaissent les saisons des années selon l’ordre de séparation de leurs mois». L’idée d’un livre d’Hénoch primordial courait encore à la Renaissance.

Trois ensembles de textes associés à ce nom subsistent. C’est le premier qui nous intéresse, 1Enoch ou l’apocalypse d’énoch a été redécouvert en 1773 dans une version éthiopienne (l’original devait être rédigé en hébreu ou en araméen). La première partie de cet ouvrage évoque la chute des anges ainsi qui leur relations avec des femmes et la corruption des hommes ainsi que l’intervention d’Hénoch auprès de Dieu en faveur des Anges (soi la version longue de ce verset trop souvent oublié de la genèse : «6.4 : Les géants étaient sur la terre en ces temps-là, après que les fils de Dieu furent venus vers les filles des hommes, et qu’elles leur eurent donné des enfants : ce sont ces héros qui furent fameux dans l’Antiquité.»). Ce livre apocryphe, perdu, était très recherché à la Renaissance, mais même si Dee avait possédé cet ouvrage en langue éthiopienne, il n’aurait pu le déchiffrer.

L’autre piste formelle serait bien entendu celle des textes contemporains de Dee sur les alphabets exotiques. Le plus frappant est peut-être celui que Pantheus nomme énochien dans son Voarchadumia <i>Voarchadumia Contra Alchimiam</i></a>, dictionnaire de langue évoquée plus haut, publié en 1530., ouvrage que possédait John Dee. En revanche, l’alphabet du docteur se distingue bien des caractères étranges du Picatrix Le Picatrix est le nom latin d’un traité de magie arabe très populaire à la renaissance. ou des manipulations cryptées du mage Trithème (évoqué plus haut ?). En somme, beaucoup de pistes, mais aucune filiation formelle évidente, grammaticalement, il évoquerait la construction de la langue anglaise, mais paraît bien sophistiqué pour une invention live d’un Edward Kelly affabulateur. Ainsi, qu’il soit sorti de l’esprit fertile d’Edward Kelly, d’une construction inspirée des deux compères ou d’une inspiration divine X ou Y, l’alphabet est nourri de diverses sources.

Quant à savoir qui parle lors des séances, on peut citer quelques mots d’Alan Moore :

Quand il s’avère que vous avez passé une partie de la soirée à parler à une entité qui prétend être un démon de la goétie, mentionné pour la première fois dans le livre de Tobie, dans les Apocryphes… Il y une multitude de façons d’appréhender cela. La plus évidente est de considérer l’expérience comme une forme d’hallucination, ou de se dire qu’on a traversé une dépression nerveuse. Quelque chose de ce genre. Ce qui est raisonnable, à moins qu’il n’y ait eu d’autres gens avec vous qui ont ressenti une expérience similaire. On se dit alors : «S’agissait-il de quelque chose de purement interne ? S’agissait-il d’une manifestation ou d’une projection de mon inconscient ?» C’est possible. Ou bien, l’entité était-elle vraiment ce qu’elle prétendait être ? C’est possible.
Magic is afoot

Ces longues séances, ces transes et les échanges avec d’autres mondes peuvent évoquer les pratiques des chamans, mais leurs fins sont bien différentes. Dans l’anthologie du chamanisme réalisée par Jéremy Narby et Francis Huxley, on peut voir comment les chamans sont fort troublés par la volonté des voyageurs occidentaux d’utiliser l’ayahuazca pour rencontrer Dieu ou explorer des mondes quand de leur côté, ils tendent à user de ce produit à des fins plus concrètes, soigner bien souvent. L’accumulation du savoir était, comme on l’a vu, le moteur principal de John Dee.

Les chemins de nos deux acolytes se sépareront quand Madimi suggérera à Dee et Kelly d’échanger leur femme. Le docteur quittera la Pologne et le médium poursuivra ses riches aventures d’alchimistes qui finiront par décevoir et s’achèveront au pied d’une tour en 1597 à Most lors d’une tentative d’évasion malheureuse.

Ces fameuses conversations angéliques causèrent la perte, posthume, de Dee. Éditées, assorties d’une préface assassine par Méric Casaubon faisant de Dee le jouet de démons trompeurs, ces textes ont assis la réputation de magicien de John Dee au détriment de tous ses écrits scientifiques Cette gravure de 1806 tiré de <i>Astrology, A New and Complete Illustration of the Occult Sciences</i> en témoigne.. Cela dit, il faut se garder d’absolument dissocier ces deux champs qui se chevauchent sans cesse dans les écrits de Dee et se nourrissent l’un l’autre. Sa postérité scientifique étant accidentée, c’est chez les occultistes du XIXe, Golden Dawn en tête qu’on retrouve son héritage.

Avec les moyens du bord, Preston et Westcott (membres fondateurs du dit groupe) rassemblèrent religieusement l’alphabet avant qu’Aleister Crowley s’en saisisse, non plus comme une langue morte, mais bien comme un outil vigoureux. Ces tentatives de réanimation l’amenèrent à traduire des textes anglais en énochien et l’obligèrent à quelques acrobaties linguistiques et inventions osées pour combler les lacunes des lettres de Dee et Kelly. Depuis l’alphabet énochien a engendré bien des variantes de magie énochiennes.

On le croise au détour du cinéma naissant, dans le Nosferatu de Murnau On peut l’apercevoir à la troisième minute du film.. Presque comme une signature du Rose-Croix Henrik Galeen responsable du script, l’alphabet apparait dans le film comme la langue qu’utilise Orlock (l’équivalent de Dracula) et Knock pour leurs échanges épistolaires. Il agit comme un marqueur de tout un monde ésotérique auquel les ordres occultes aspirent alors. Entre temps, la création a pris le pas sur le créateur, John Dee est passé un peu sous le tapis au profit d’origine plus mythique, d’une part l’implication des systèmes et des signes de Dee dans l’univers Rose-Croix des premiers manifestes en a fait un élément notable au détriment de leur créateur et d’autre part certains en font aussi une ancienne langue indo-européenne, le langage de l’Atlantide (c’est une des suppositions d’Israël Regardie [1907-1985], quand on vante l’antiquité d’un truc, il finit toujours dans l’Atlantide)

Au début des années 90, on trouve Donald Tyson représentant d’un courant puriste par rapport à l’Alphabet, tentant de rester proche de John Dee et qui va même jusqu’à annoncer que l’alphabet pourrait enclencher une Apocalypse proche de celle de Jean, chez Schueller, encore plus puriste, mais aussi pragmatique, le projet est celui d’une synthèse des systèmes de Dee, mais aussi de certaines augmentations produites par la Golden Dawn ou Crowley. Les anges et les seigneurs supérieurs sont potentiellement des créatures vivant sur un plan supérieur au nôtre tout en étant d’une autre manière le produit d’un inconscient collectif.

La démocratisation d’internet a permis à toutes ces théories de se heurter, d’être partagées ou moquées.

En effet, les occultures se sont vite saisies de ce nouveau média pour débattre et augmenter leurs savoirs. On trouve dans les fins fonds de Google des reliquats de débats ardents (source) autour de l’énochien cherchant à comprendre les erreurs de déchiffrage de la Golden Dawn ou se demandant pourquoi personne n’invoque à nouveau des anges pour leur demander leur avis. Le problème, pour l’un des pratiquants, serait que les anges sont trop obéissants et que quand on invoque un ange qui ne correspond pas à notre demande il se comporte néanmoins comme l’ange supposément invoqué. Un autre s’étonne de l’absence du mot «amour» dans le langage énochien. Aujourd’hui, c’est sur Reddit, en vidéo ou sur des sites consacrés que les expériences se poursuivent.

Pourtant, pas encore de codeurs zélés ou de graphiste audacieux pour enfin redessiner une version digne de ce nom, grasse et ample, de ce caractère pour créer quelques générateurs de tablettes énochienne. On pourrait imaginer une machine cherchant de justes formules énochienne à l’image du superordinateur qui, dans la nouvelle Les Neuf Milliards de noms de Dieu d’Arthur C. Clark, cherche mécaniquement toutes les combinaisons possibles pour aboutir au nom de Dieu. La fascination voire la peur que peut provoquer cet alphabet nous rappelle aussi ce que le langage et plus encore l’écriture ont de profondément magique, on peut se le figurer par cette courte histoire de John Wilkins:

Au début de son ouvrage Mercury, Or the Secret and Swift Messenger, 1641, John Wilkins raconte l’histoire suivante : Combien cet Art de l’Ecriture a dû paraître étrange lors de son Invention, nous pouvons le comprendre à la surprise de ces Américains découverts récemment, étonnés de voir les Hommes converser avec les Livres, et peinant à croire que le Papier pût parler… Il est à ce sujet un beau récit, à propos d’un esclave indien, lequel, ayant été chargé par son maître de porter une Lettre et un panier de figues, mangea en chemin une grande partie de sa charge et remit le restant à la personne à qui elle était adressée ; celle-ci, après avoir lu la lettre, ne trouvant pas la quantité de figues annoncée, accusa l’esclave de les avoir mangées, lui rapportant ce que la lettre disait contre lui. Mais l’indien (en dépit de cette preuve) nia candidement le fait, injuriant le Papier, le traitant de témoin faux et mensonger. Par la suite, ayant à nouveau été mandé avec une charge identique accompagnée d’une lettre indiquant le nombre exact de figues à remettre, il reprit sa pratique précédente, dévorant en cours de route une bonne partie des fruits. Mais avant de les toucher (afin de prévenir toute accusation), il prenait la Lettre et la cachait sous une grosse pierre, se rassurant ainsi, pensant que si elle ne le voyait pas manger les figues, elle ne pourrait jamais le raconter, mais se trouvant cette fois-ci accusé plus fortement qu’auparavant, il avoua sa faute, admirant la divinité du Papier, et promit pour le futur la plus grande fidélité en toute mission.
(3e ed. Londres, Nicholson, 1707, pp. 3-4).

Les lettres ont par essence quelque chose de nébuleux, l’écriture fait parfois naître des idées propres et on peut imaginer comment la perspective d’un alphabet angélique put exciter l’esprit scientifique. Approcher l’incompréhensible, faire face à sa formulation et finalement retrouver ce rapport enfantin à l’écriture, désapprendre à lire, délire peut-être, pour nourrir sa recherche en quelque sorte, l’emmener plus loin, ailleurs, voire se perdre comme l’ami Dee a pu le faire ou comme Newton après lui. Pourtant, on peut noter aussi une période fertile chez ces esprits, un moment où le hors-piste ouvre des voies étonnantes, à l’image d’un Giordano Bruno invoquant l’infini avant l’heure, et peut-être aussi, une volonté de transmettre. À différentes échelles certes, l’occultisme implique toujours des discours cachés et un culte de l’élitisme qui nous rend aujourd’hui le texte de la Monade Hiéroglyphique bien étranger, mais il existe. John Dee, en son temps, fut un fervent défenseur de l’enseignement des mathématiques dans une Angleterre bien archaïque, il y mit les formes en publiant dans ce sens ; de même il caressa l’espoir que sa Monade, et peut-être son alphabet, bouleverse le cours du monde comme le firent ses conseils en navigation et sa formulation, promise à la postérité, d’un «empire britannique». Si on veut parler de design, on pourra noter la conjonction d’un esprit rigoureux et méthodique et, dans le même temps, d’une soif de création qui pousse vers ces curieux domaines, Dee a médiatisé ses formes sous l’effet d’une croyance et si on peut penser que ces dessins lui étaient propres, il les a voulu universels.

Ces formes sont ensuite devenues des icônes, on n’a pas repris le flambeau, au mieux on l’a mis sous verre bien loin de l’esprit aventureux de leur créateur dont Alan Moore va nous parler tout à l’heure.

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car Lovecraft aime maudire les modernes

Lovecraft a joui pendant plusieurs années le rôle d’icône ésotériste. Si les «récentes» relectures de son oeuvre offrent à voir un écrivain beaucoup plus terre à terre et scientifique qu’on aurait pu le croire, le texte de 1953, Heritage or Modernism nuance cette position en laissant apparaitre une personne opposée à un scientisme brutal. On retrouve dans ces idées, des échos à celles de Jung: point de salut dans l’homme transformé en statistiques. Si l’on est revenu aujourd'hui d'un modernisme radical, la position de Lovecraft reste une intrigante réflexion une fois nuancée.

Héritage ou Modernité: Usage du bon sens dans les formes artistiques
H.P. Lovecraft † 1935

Si l’on met de côté nos caractéristiques morphologiques, neurales, glandulaires et les réflexes naturels engendrés par les éons d’évolution physique, tout ce que nous sommes, tout ce que nous ressentons, pensons, disons, faisons, espérons et rêvons, n’est que le produit de l’environnement dont nous héritons. L’aspect prétendument inné de nos expériences émotionnelles ou intellectuelles s’avère la plupart du temps n’être qu’un mythe. Il est vrai que nous possédons certains instincts naturels d’affirmation de soi, de manipulation, de curiosité et même rythmique (probablement liés à nos réflexes défensifs ou pratiques). Ces instincts sont à l’origine de nos processus réflexifs et sentimentaux. Cependant, le rôle qu’ils jouent dans une vie complète et complexe est tellement infime qu’il serait insensé d’essayer d’établir une culture sur leur seule base. L’ingrédient suprême qui détermine tout ce que nous considérons comme bon, beau, signifiant, normal, approprié, agréable, confortable, important, ainsi que nos goûts, n’est ni plus ni moins qu’une certaine forme de familiarité. C’est un état impliquant certains symboles ou choses dont nous avons déjà eu connaissant par le passé. Nous n’avons pas d’idées, n’établissons pas d'exigences, de goûts, dégoûts ou intérêts, à l’exception de ceux qui nous sont légués par le hasard de notre histoire personnelle et raciale. Ainsi, toute nouvelle forme, toute nouvelle conception n’a aucun sens pour nous si nous ne pouvons la raccrocher aux hasards de notre propre histoire — les pratiques et usages qui nous sont propres, les objets et sentiments auxquels nous sommes habitués, les situations coutumière, les objectifs apparents et bien des critères quasi instinctifs.

Dans le cosmos éternel et indifférent, dont l’univers galactique, le système solaire, la Terre, la vie organique et la race humaine ne forment qu’un incident transitoire et négligeable, il ne peut exister de choses telles que valeur, but, signification ou même intérêt qu’à une échelle strictement locale et relative. Autrement dit, rien n’a de valeur, de but, de signification et de raison d’être à moins d’être connecté à ce fatras fortuit d’expériences, de croyances, ou de coutumes constituant l’héritage direct de chaque personne.Metaphysique Lovecraftienne qui éclaire son racisme d'une doctrine particulière: l'égalité de chaque culture face à l'infinitude de son insignifiance. Prenons l’exemple de la musique chinoise. Elle est en grande partie hermétique aux Américains, car ils n’ont pas hérité des idées et des coutumes de Chine ni partagés d’expériences communes avec les Chinois. Une harmonie abstraite n’a que peu d’importance, puisque c’est par association que se fait l’appel primaire.

Si nous ne pouvons nous faire nos propres associations avec un ensemble de sons, alors ils ne resteront que des sons. Ils ne nous plairont pas et ne deviendront pas pour nous de la “musique” à moins que nous arrivions à les rattacher à des combinaisons sonores que nous considérons comme harmoniques. Ce qu’une race considère comme mélodieux ne sera que vacarme pour une autre. Et ceci s’applique à toutes les formes d’art et tous les sentiments. Les croyances et les exigences qui paraissent capitales à un groupe culturel seront soit sans importance, soit antipathétique, pour ceux d’un autre groupe.

Tout dépend du chaos d’idées, de coutumes, d’habitudes, dont ce groupe en question hérite (on dit hériter parce qu’aucune autre manière d’assimiler — en dépit des fausses croyances des Russes bolcheviques — n’est suffisamment puissante et pénétrante pour construire des standards et des intérêts quasi instinctifs). Dans certains cas, il est vrai que deux groupes distincts peuvent partager des champs d’expériences communs ou un héritage culturel au point de pouvoir rendre intelligible et signifiante une petite part de leur vie intellectuelle et artistique l’un à l’autre. Bien que nous ne puissions comprendre au point de réellement l’apprécier, la musique chinoise, il nous est très simple de nous plonger dans leur art décoratif et pictural. Mais ce n’est que pur hasard. Retirez nos signes communs — tous ces subtils repères fournis par ce que nous connaissons du passé — et plus aucun courant artistique n’aura le moindre reste d’attraction, de beauté ou de sens. Quoi qu’en disent toutes ces théories idiotes sur l’individualité et l’autonomie, ce n’est qu’en faisant partie d’un tout qu’un homme peut s’envisager comme un objet signifiant. Enlevez-lui tous ses points de référence et il est perdu. Ce n’est que par confrontation au contexte l’environnant qu’un être peut trouver sa place, un but, un objectif ou un intérêt.Tous les personnages de Lovecraft ne peuvent alors que finir en fous isolés. Cela nous amène aux terribles aberrations des théories «fonctionnalistes» et «modernistes», qui ces dernières années sont devenues une menace sérieuse à l’art occidental. Si l’on en croit les colporteurs de ces théories, tout art devrait être en complète scission avec ses traditions et formes plus anciennes. Ils affirment que chaque époque doit s’exprimer d’une façon qui lui est propre, avec des matériaux qui lui correspondent et qu’elles devraient ignorer les anciens modes d’expressions dictés à d’autres époques, par d’autres modes de vie, pour n’exister qu’à travers leurs fonctions utilitaires. Si nous devions fabriquer une chaise, une table ou une maison, ils voudraient que nous les concevions sans aucune référence au type de chaises, tables ou maisons que nous avons connu. Nous devrions uniquement nous reporter aux sciences mathématiques et d’ingénierie pour décider des outils et matériaux les plus à même de les construire.Au-delà des histoires de races éculées, voici ce qui inquiète Lovecraft et qui est toujours d'actualité: qu’est-ce que cela signifie de laisser aux calculs un pouvoir de décision ?

Les modernistes insistent pour dire que du suivi scrupuleux de cette méthode résultera automatiquement quelque chose que nous devrions reconnaître comme «beau», peu importe ce que nous en pensons. Seuls comptent les matériaux, les outils et la fonction. Les uns nourrissent les autres et rien d’autre ne devrait compter. Le facteur d’héritage de formes dans la beauté est simplement «faux», bien qu’il s’agit de manière évidente du plus puissant.Fascisme mathématique qui détruirait les cultures par des discours donnés comme inattaquables. Nous devons rabaisser notre ressenti esthétique à un aspect dogmatique, constructiviste et aux rythmes abstraits, même si cela nécessite d’effacer les 9/10 ème de notre héritage et d’en ignorer sa réelle valeur. Mais les modernistes ne s’arrêtent pas là — puisqu’ils se dressent contre tout ce qui nous est familier, tout ce que nous concevons par association comme «beau», et ce même quand cela ne rentre pas en conflit avec les matériaux utilisés, les outils, ou la fonction d’un objet ! Ils méprisent ce que nous connaissons, ce que nous sommes habitués à voir dans nos maisons, pas seulement de manière abstraite, mais aussi de manière profondément intrinsèque, comme si leur survie en dépendait. Et comme si ça n’était pas assez, ces fous décadents essaient de nous faire croire que cette répudiation du passé et ce fonctionnalisme scientifique ne seraient qu’une reproduction à notre époque, avec nos matériaux, nos méthodes et nos buts, de ce que nos ancêtres firent en leurs temps.

Ils prétendent que les Athéniens qui érigèrent Parthénon, le monument choréique de Lysicrate et le Zeus d’Olympie, les Nordiques médiévaux à l’origine des cathédrales de Chartres et de Lincoln, ou encore les ébénistes Géorgiens qui ont fabriqué des meubles splendides il y a deux siècles de cela, sont comparables à ces théoriciens de la dépression économique qui ont conçu les horreurs d’acier et de verre de la Chicago du “siècle du progrès”. Ils continuent à planifier et perpétrer leurs cauchemars de chrome, de bakélite, de verre et de béton — invoquant les tire-bouchons, déchetteries, citerne d’essence, forage de pétrole, poulaillers, pylônes radio, et autres “formes propres au XXe siècle mécanisé” comme modèles pour ce, qu’ironiquement, ils appellent chaises, tables, ou bâtiments.Le buffet de Lovecraft vs la bibliothèque des modernistes. Dans les arts moins utilitaires — où ils déclarent que seule est légitime la retranscription scientifique des images du subconscient de l’artiste — ils tentent d’établir un parallèle entre la beauté ordonnée de théocrate, Virgile, Michel-Ange, Shakespeare, Rembrandt et Keats à leurs époques, et les émanations sans forme de Gertrude Stein, Picasso, James Joyce et Mondigliani aujourd’hui. Ils jurent que chacun d’entre eux a incarné de manière pure les émotions dues à sa classe socio-économique, pleinement conditionné par les matériaux, outils et fonctions de son époque.Bon là on est d'accord c'est complètement réac. La réflexion s'accorde mieux au design qu'à l'art. Confortablement assis sur ces théories fallacieuses, ils menacent les «imitations stériles du passé» et nous somment d’être «originaux et créatifs dans notre propre époque, comme les Grecs, les médiévaux et les Géorgiens l’étaient dans la leur». Aujourd’hui, on retrouve cette propagande fébrile dans tous les livres et les articles de la jeune élite intellectuelle.

Ce mélange de théorie et de propagande est très dangereux, parce qu’il expose de manière générale et très vague un principe qui n’est pas complètement faux. Sans ça, nous n’en entendrions plus parler depuis longtemps. Ce principe, c’est bien entendu celui de la justesse. Il est évident qu’aucune création artistique ne devrait s’encombrer de choses étrangères au propos qu’elle défend, ou contrefaire (au-delà d’une certaine limite ou sans raison d’évocation assez forte) des objets aux fonctions et modes de fabrication qui lui sont étrangers. Ce manque de pertinence et de sincérité est en grande partie ce qui fait la faiblesse de l’art Victorien. L’existence d’un tel principe est une chose. L’appliquer littéralement de manière infantile, encore et encore comme le feraient des fanatiques, en est une autre. On se rend compte alors que la fonction de l’art n’est en rien limitée par la purge des images, les rythmes mathématiques et l’efficacité de production au-delà desquelles les modernistes refusent de voir.

L’art, pour être vrai, doit pouvoir exprimer toutes les nuances de nos sentiments — et par-dessus tout être une quête passionnée pour la réutilisation de modèles et la continuation des choses déjà connues. C’est ce qui fait son immense force. Notre soif de symboles familiers — en quelque manière une nostalgique pour les choses que nous connaissons déjà — est la plus authentique expression de la force vitale d’une race. Une lutte pitoyable de l’égo contre cet inéluctable changement n’amènera que pourriture jusqu’à nous faire sombrer dans une obscurité infinie. Toute l’épopée de la vie organique dépend de cette lutte pour la survie. Elle motive chacun de nos actes et donna naissance à l’illusion d’immortalité qu’avaient nos ancêtres. Quelle absurdité alors que son symbole le plus direct — la lutte contre la perte de choses qui nous sont familières, aussi douloureuse que la mort d’un parent ou la nostalgie — peut être dépossédé de sa suprématie esthétique ? L’art des modernes n’est pas réellement fonctionnel parce que ce qu’ils définissent par le mot “fonction” ne l’est pas vraiment et, à vrai dire, ne l’approche même pas approximativement. Une chaise n’est pas, par essence, juste une “machine pour s’asseoir”Difficile pour nous de comprendre ce que Lovecraft ressent tant le modernisme fait partie de notre héritage. Mais poser la question de la fonction reste aujourd'hui pertinent.. Une maison n’est pas simplement “une machine à vivre” — malgré les avis divergents de Frank Lloyd Wright et de feu Raymond Mathewson Hood. Chaises et maisons faillissent à leurs vraies fonctions, à moins qu’elles participent à notre quête émotionnelle en correspondant, à un degré plus ou moins élevé, à l’image enracinée et issue de notre passé que nous nous faisons d’une chaise ou d’une maison. Certaines lignes ou éléments décoratifs d’un objet peuvent ne pas contribuer à son dessein. Ils pourraient même suggérer d’anciennes méthodes de fabrication aujourd’hui abandonnée. Ce sont des choses condamnées par les modernistes; mais quelqu’un qui pense de manière vraiment réfléchie serait prêt à accepter certains écarts aux fonctions pratiques et à la facilité de construction, s’ils servent de manière suffisamment symbolique les aspirations profondes et permanentes des Hommes. L’inutilité, les excroissances et l’hypocrisie de l’art Victorien étaient choquant parce qu’ils ne reflétait pas ces aspirations, plus souvent éloigné de la tradition que réellement adhérent à celle-ci.

Dans les cas où la fabrication d’un objet n’entre pas en conflit avec nos formes ancestrales, il n’y a aucune excuse pour rejeter la tradition et l’émotion immense qu’elle porte en elle. Quand un moderniste, face à une surface plane qu’il conçoit, décide délibérément d’y inclure d’horribles lignes et cônes dénués de sens en place et lieu de nos motifs symétriques classiques, agréable à l’œil et qui nous transcendent d’émotions, il commet un crime esthétique. La véritable émotion derrière ce que l’on appelle “fonctionnel” n’a rien à voir avec une théorie scientifique pure dont ses adeptes se targuent. Le modernisme est en grande partie une insatisfaction décadente pour ce qui existe — une extravagance hystérique semblable à l’art Victorien qu’il condamne. Il n’y a aucune différence entre les absurdités de 1935 et celles de 1885. Les unes comme les autres ne reflètent que des émotions dégénérées, cachées sous une façade de théories alambiquées et vouant un culte à la fausse originalité. 1885, tout comme 1935, cherchent à exprimer leurs époques à la manière de leur époque.Ce qu'il semble vouloir c'est que la psyché individuelle ne soit pas un facteur maltraité dans réflexion en design. Dire que chaque période artistique, dans sa propre époque, était purement fonctionnelle et en opposition avec ses traditions est un non-sens. N’importe quelle étude sérieuse d’histoire de l’art depuis l’Égypte et Chaldée réduirait de telles idées au silence. Chaque civilisation donne naturellement et continuellement naissance à des mouvements artistiques issus d’autres, qui les précèdent, dont subsistent un nombre incalculable de traces. En cela, même l’art grec n’était pas momentané, autochtone, ou né de manière artificielle. Comme chaque personne érudite le sait, il prend ses racines dans l’art Crétois, Égyptien, Perse et Mésopotamien, pour naitre de la lente fusion et modification d’idées et méthodes anciennes, par des nouvelles personnes dans un nouveau contexte. Quant à la “fonctionnalité sincère” il est clair qu’elle n’était pas poussée à l’extrême. Les triglyphes doriques, par exemple, étaient des ornements que l’on retrouvait sur les poutres de bâtiments issues d’anciennes méthodes de construction. L’architecture en ogive de l’époque médiévale a eu elle aussi une longue et lente histoire, influencée, entre autres, par des formes avilies d’art romain et sarrasin. Elle n’a pas surgi du néant, une nuit, en réponse à l’idée d’un théoricien sur ce que devrait être le contexte technologique et économique de son temps, ni n’a cherché à renverser une école de pensée déjà bien établie. Au lieu de ça, elle s’est développée de manière spontanée au milieu d’un chaos stérile, sept cents ans après le déclin de la dernière école d’architecture vraiment définie. Peut-être que même les modernistes finiront par réaliser que jamais aucune forme esthétique n’a été créée par répudiation de toute influence qui l’a précédée. Même si la Renaissance a pu paraitre révolutionnaire, elle était extrêmement spontanée, tout en étant redécouverte de formes plus anciennes, jamais totalement oubliées, ni absentes des cultures et des traditions. Si les modernistes opéraient vraiment de manière scientifique, ils réaliseraient que leur posture théorique infondée les coupe totalement de tous les créateurs procédant à de réelles avancées artistiques. L’art véritable doit être inconscient, spontané et c’est précisément ce que n’est pas le fonctionnalisme moderne. Aucune époque n’a véritablement été “exprimée” par des théoriciens qui se sont assis autour d’une table pour mettre au point une technique d’“expression”. Ce qui “exprime” véritablement une époque, c’est la créativité sans entrave et sans théorie, d’artistes faisant simplement ce qu’ils ont envie de faire. Ceux qui modèlent ce qu’ils conçoivent comme beau, sans avoir besoin de réfléchir à pourquoi, ou si mathématiquement leur œuvre symbolise le climat politique, économique, les matériaux, méthodes, ou outils de son époque. Qui est assez bête pour croire que Wren, Gibbs, Hawksmoor, ou les frères Adam, ont façonné leurs bâtiments magnifiques selon quelques théories sur la maçonnerie, l’ingénierie, la menuiserie ou la sociologie contemporaine ?

Mais ce n’est pas tout. Il n’est pas suffisant de montrer quelle attitude empêche les modernistes d’atteindre la véritable essence de l’art. Nous pouvons démontrer que leur grotesque création cauchemardesque n’exprime en rien l’époque qu’elles prétendent représenter. Est-ce qu’un seul psychologue saint d’esprit penserait que The Waste Land représente 1922 comme Endymion représente le début du XIXe siècle ?Endymion, 1818, John Keats vs The Waste Land, 1922, T.S.Elliot. L’atmosphère exprimée est-elle caractéristique et universelle ? Et au regard des motifs des meubles et bâtiments modernes — traces visibles des matériaux utilisés, design mécanique, et adaptation scientifique de la forme à la fonction — qui est assez naïf pour croire que ces obscurs éléments techniques entrent suffisamment dans l’imaginaire populaire pour former des symboles autant de ces produits que de leurs milieux ? Les modernistes soutiennent que la forme d’une chaudière à vapeur ou d’un broyeur d’engrais sont des symboles poignants et justes, de construction d’aluminium et d’acier, et constituent donc le seul design possible d’un building à la structure d’aluminium ou d’acier ! La vérité est que personne, mis à part les techniciens et quelques théoriciens, n’entend quoique ce soit aux détails d’une construction — ou n’attacherait que très peu d’importance à l’esthétique de ces détails, même s’il en avait conscience! Pour un homme normal, l’émotion naturelle que symbolise une maison ne vient pas de la machine qui a produit ses poutres, mais simplement de l’image mentale de ce qu’a toujours été une maison. Une image non souillée par des pensées de charpenterie ou d’ingénierie. Comment, alors, le système symbolique des modernes, contraint et artificiel, peut-il être autre chose qu’une mauvaise blague ? Ils produisent de nouveaux motifs faits de cônes, de cubes, de triangles et de segments — roues et courroies, cheminées et moule à saucisse streamline — tourments d’Euclide et cauchemars issus d’orgies d’ivrognes — et ils nous disent que ces choses sont les seuls symboles authentiques de l’époque dans laquelle nous vivons. Mais il y a-t-il une personne au monde, dans sa vie émotionnelle quotidienne, qui pense une seule seconde à ces choses comme une force motrice de son environnement ? Le bon sens balaye cette imposture absurde en trois secondes. Nous n’avons tout simplement pas le cerveau assez puissant pour pouvoir concevoir de manière profonde et permanente des formes extérieures à notre histoire, nous n’avons aucune idée de leur composition ou des procédés de fabrication !Heureusement que l'on a fini par transformer ces machines en quelque chose d'émotionnellement intense

À la question du changement de fonction — l’affirmation selon laquelle la génération actuelle ne veut plus des objets passés, qui s’acceptent par la tradition, et qu’elle préfère des objets radicalement opposés à son héritage pour pouvoir combler ce nouveau besoin d’objectivité mécanique — un cas concret nous permettra de chasser de nos esprits de telles bêtises. On nous dit que les règles d’hygiène modernes demandent une exposition plus grande au soleil, tandis que les intérieurs modernes exigent de grandes chambres, non privées, et de taille ajustable. C’est simple, disent les modernes, habitons dans des maisons d’aluminium avec de grandes parois de verre au lieu de fenêtres et des intérieurs ayant de légères cloisons mobiles. Nous n’avons pas besoin de minuscules chambres individuelles, maintenant que nous avons un système de chauffage parfait. Voilà ce qu’ils prétendent — mais que nous disent le bon sens et une connaissance de la psychologie humaine, de cette idée ? Doit-on mettre de côté notre nostalgie pour nos anciennes habitudes ? L’instinct naturel à la vie privée, doit-il être ignoré ? Ne négligeons-nous pas les différents climats auxquels se confrontera une telle structure ? A-t-on enquêté sur l’emplacement que doivent avoir nos meubles et nos murs ? En vérité, la théorie du changement de fonction est dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, un mythe. Une habitation sinistre comme la conçoivent les modernistes n’est pas réellement fonctionnelle, car ce n’est pas ce que les gens désirent. En fait, ce que l’homme moderne désire pour combler ses besoins, c’est une maison traditionnelle avec des cloisons et des fenêtres normales, tout comme ses ancêtres. C’est donc un type d’habitation plus approprié que jamais — comme une étude des projets de bâtiments contemporains nous le montrerait le plus simplement du monde. Mais c'est pas trop comme ça que ça marche chez les designers en général.

Il semblerait que nous puissions, en tout état de cause, considérer la radicalité de l’esthétique moderne essentiellement comme une espèce de désagrément, une fausse alerte potentiellement dangereuse. Le bon sens amène à concevoir une croissance lente depuis des référentiels qui nous sont familiers — en nous attachant à ce que nous continuons de considérer comme beau et utile, en essayant d’éviter tout outrage à notre désir naturel pour ce à quoi nous sommes accoutumés. La science et la philosophie s’accordent à dire que nous serions perdus et émotionnellement faibles si tous nos repères ancestraux disparaissaient — et la raison nous assure que rien ne justifie le besoin d’une telle tragédie. Nous n’avons aucune raison de nous inquiéter comme les modernistes sur le fait que les dernières décennies — ou siècles pour ce que ça vaut — n’ont pas produit de forme artistique [radicalement] nouvelle. Pourquoi le devraient-elles, alors que les anciennes formes sont toujours valides ? Pensons-nous vraiment au travers de cônes, de racines carrées et de dynamos au point que Shelley, Praxiteles et Balzac deviendraient obsolètes, ou encore que nos appartements et halls publics ne seraient plus appropriés à nos corps et nos habitudes de vie ? Et que dire sur la durée de vie des arts égyptiens, grecs, romain, gothique, et chinois ? Quand dans une époque ne se produit aucune impulsion naturelle qui vise au changement, n’est-il pas plus juste de continuer à construire selon les formes préétablies plutôt que de produire des nouveautés grotesques et insensées à partir de théories académiques ?!

Sous certaines conditions, une politique de franche et virile antiquarisme — une ré interprétation saine et vigoureuse des formes passées toujours d’actualités par leur relation à la vie — n’est-elle pas infiniment plus juste qu’une folie fiévreuse pour la destruction des choses familières et la laborieuse, monstrueuse, recherche sans originalité de formes étranges dont personne ne veut et qui n’ont aucun sens ? Qui oserait dire que l’art égyptien de la 18ème dynasties — une ré interprétation de la onzième dynastie — fut moins vigoureux et authentique que celui de n’importe quelle autre période ? L’époque de Toutânkhamon et de ses splendeurs. Qui oserait prétendre que l’art de Memphis sous la vingt-sixième dynastie était plus faible que toutes les nouvelles expériences que notre époque sans créativité a engendrées ? Chaque époque, de manière naturelle, ajoute, soustrait et modifie les composantes des arts dont elle hérite. Personne ne défend le fait que l’art devrait être statique. Tandis que l’homme enrichit ses connaissances et sa relation au cosmos, la mise en lumière de nouvelles émotions et pensées produira, quoi qu’il arrive, des humeurs nécessitant de nouvelles tonalités littéraires, musicales et picturales. De nouveaux objets sont inventés tandis que d’anciens sont altérés, pourvoyant continuellement des opportunités à l’amélioration et l’expansion de nos structures formelles habituelles. Ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il est inutile de vouloir détruire et reconstruire nos fondamentaux esthétiques quand il serait bien plus bénéfique de les conserver et les développer. C’est l’attitude qui nous est dictée par la raison et les circonstances. Les matériaux de base du design et de l’expression autour desquels nos souvenirs, nos traditions, nos émotions, notre sens de la normalité, et nos sentiments d’appartenance au cosmos, nos choix et nos buts, sont étroitement liés. Ils sont toujours, comme par le passé, susceptibles de s’étendre et de se recombiner et aucune raison ne justifie leur éradication radicale. De nouveaux éléments peuvent être introduits, avec précaution, si ceux-ci s’assimilent de manière harmonieuse avec le préexistant. Mais ces nouveautés de doivent ni être antagonistes ni destructifs ni chercher une suprématie qu’elles n’ont jamais méritée. Elles doivent se fondre dans ce que nous chérissons déjà.

Qu’importe si les radicaux l’admettent, le flux authentique de notre art et de notre civilisation reste occidental et prend ses racines en Grèce et à Rome. Les répudier ne nous donne pas de quoi les remplacer. Acceptons-les comme nos pères l’ont fait avant nous, et réjouissons-nous d’un si bel héritage. Nous ne devrions pas le trouver inadéquat aux sollicitations du présent, ou à celles du futur.

Théorie
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donc Alan Moore nous parle d’Anges Fossilisés.

Écrit en 2002 par Alan Moore, Fossil Angels était censé sortir dans le numéro 15 de la revue KAOS, mais n’a jamais été publié. Quelques années plus tard, il est mis en ligne sur le site glycon.livejournal.com avec l’autorisation de son auteur, et c’est de la même manière que nous mettons aujourd’hui sa traduction française en ligne. Merci à Alan Moore ainsi qu’à ses amis et collaborateurs de nous avoir aidé et accompagné dans cette aventure de traduction.

Jetons un œil au monde de la magie, ce puzzle d’ordres occultes, lesquels, quand ils n’essaient pas de réfuter leurs origines respectives, sont soit pétrifiés dans la routine de leurs rituels, leur jeu de «Aiwass a dit»; soit paraissent perdu dans quelques déchaînements de spam épique à la Donjons et Dragons, cartographiant quelque nouvel univers infalsifiable et par la même absolument vain, avant de prouver qu’ils ne le touchent même pas du bout de leurs ongles vernis à l’ancien. Des communications sciemment bizarres auto-induites d’entités atteintes du syndrome de la Tourette, d’horreur de la Hammer glossolalique. Des boules de cristal recevant par miracle des bandes-annonces de Sci-Fi channel. Des chefs cachés à plus savoir quoi en faire, sans parler de tout les Indiens cachés.

Au-delà de ça, passé les portes grinçantes des sociétés illustres, ces folies vétustes vieilles de cinquante ans qui commencèrent avec un plan de palais céleste pour inévitablement s’achever avec l’Hotel Bates L’Hotel Bates est le lieu pivot du livre Psychose, ainsi que du fameux<br> film qui en <br>découla., au-delà de ça s’étend la cohue. Les kékés psychés. Les beuglements incohérents de notre foule-intérieur hermétique, les anoraks Akashiques, les aspirants wiccan et les quarantenaires sortis du temple UV psychique faisant la queue avec des préados du dernier pays des fées franchisé, royaume d’Hobbitude irrémédiable. Pottersville.

Comment cela pourrait-il témoigner d’un éon d’Horus, un éon de quoi que ce soit d’autre que du consumérisme en boite, de l’État voyou, du matérialisme preneur de tête/obsédant l’esprit ? Est-ce que ce réflexe quasi universel de prosternation devant les idéaux conservateurs serait le signe d’un Théleme rampant ? Est-ce que Cthullhu revient bientôt, ou bien ces malédictions barbares venues d’un lointain obscur seraient celles d’illuminés qui essaie de trouver leur cul avec une lampe de poche ? Est-ce que l’occident occulte contemporain a accompli quoi que ce soit qu’on puisse mesurer au-delà de séance de salon ? Est-ce que la magie a la moindre utilité à la race humaine autre que d’être une bonne occasion de se déguiser ? Tarts & Vicars tantrique à la soirée à thème thélemique. Pentagrammes in their eyes. «Ce soir, Matthew, je serai le logos de l’Éon». La magie a-t-elle fait montre d’un but qui justifiera son existence comme l’art, la science ou l’agriculture ont pu le faire ? Pour faire court, est-ce que quiconque a la moindre idée de ce que nous faisons, ou, plus précisément, de pourquoi nous le faisons ?

Certes, la magie n’a pas toujours été si évidemment dissociée de toute fonction humaine immédiate. Ses origines paléolithiques dans le chamanisme représentaient certainement, à l’époque, le seul moyen humain de méditation dans un univers largement hostile sur lequel, jusqu’alors, nous exercions peu de contrôle ou de compréhension. Dans de telles circonstances on peut facilement concevoir la magie comme représentant, à l’origine, une réalité unique, une vue du monde dans laquelle tous les autres fils de l’existence… la chasse, la procréation, avoir à faire aux éléments ou la peinture rupestre… étaient subsumé. Comme science du tout, sa pertinence quant aux préoccupations ordinaires des mammifères était à la fois évidente et indéniable.

Ce rôle, celui d’une «philosophie naturelle» tout inclus, s’est construit durant la montée de la civilisation classique et l’a toujours été, d’une manière plus furtive, jusqu’à la fin du XVIe siècle, quand l’occulte et les sciences classiques n’étaient pas aussi dissociées qu’elles le sont aujourd’hui. Il serait surprenant, par exemple, que John Dee n’ait pas permis à son savoir astrologique de venir colorer sa précieuse contribution à l’art de la navigation, et inversement. Il fallut attendre l’Âge de la Raison pour que petit à petit on entrave notre croyance et donc notre relation avec les dieux qui avaient soutenu nos ancêtres. Est-ce que notre sens de la rationalité embryonnaire identifia le surnaturel comme un organe rudimentaire du corps humain, obsolète, voire malade, qu’il valait mieux exciser rapidement ?

La science, issue de la magie, rejeton poussif surdoué en la matière, son application la plus pratique et donc la plus profitable matériellement, décida bien vite que la fibre rituelle et symbolique de sa culture parentale alchimique était redondante, encombrante et embarrassante. Gonflée d’importance dans sa nouvelle blouse blanche, arborant des stylos à bille comme des médailles à sa poitrine, la science a fini par avoir honte quand ses potes (l’histoire, la géographie, l’E.P.S) la surprenaient à faire les courses avec sa mère, toutes à ses chants et ses élucubrations. Sans oublier son troisième téton. Il serait préférable qu’on la camisole dans quelque installation sécurisée ; un genre de Fraggle Rock Fraggle Rock est, dans la série du même nom, un monde caché derrière un laboratoire abritant d'étranges créatures. pour paradigmes âgés en difficultés.

La faille creusée au sein de la famille des idées paraissait irrévocable avec deux parts de ce qui fut autrefois un organisme, scindées par le réductionnisme. Une «science de tout» inclusive devenue deux manières de voir distinctes, chacune apparemment en opposition amère et perverse à l’autre. La science, au cours de ce divorce acrimonieux, pourrait bien avoir perdu contact avec son côté éthique, cette base morale nécessaire pour l’empêcher d’engendrer des monstres. De l’autre côté, la magie perdait toute son utilité et sa fonction démonstrative, comme bien souvent les parents quand les enfants grandissent et quitte le foyer. Comme remplir ce vide ? Il y a de fortes chances que la réponse, qu’on parle de magie ou de papa/maman broyant du noir face au nid vide, serait: des rituels et de la nostalgie.

La résurgence magique du dix-neuvième siècle, avec son côté rétrospectif et essentiellement romantique, semble avoir été abondamment honorée de ces deux facteurs. Bien qu’il soit difficile de surestimer l’apport à la magie en tant que champ d’un personnage comme Eliphas Lévis Alphonse Louis-Constant (1810-1875), alias Eliphas Lévi, est un des fondateurs du mouvement occultiste tel qu'on le connaît aujourd'hui. Il a synthétisé plus ou moins heureusement beaucoup de grands textes ésotériques. ou des différents magiciens du Golden Dawn, on peut difficilement soutenir que ces contributions aient été autre chose que des synthèses écrasantes, dans le sens où elles aspiraient à fabriquer une somme des traditions préexistantes, à formaliser les différentes sagesses des anciens.

Ce n’est pas amoindrir ce considérable accomplissement que d’observer que la magie, durant ces décennies, manquait d’une utilité immédiate, celle-là même caractérisant des entreprises comme celle de Dee et Kelly John Dee (1527-1609), intellectuel brillant de son temps, fit du trouble Edward Kelly (1555-1597), son médium pour parler aux anges et aux esprits en tout genre.. Avec le développement du système enochien, la magie de la Renaissance tardive donne un exemple typique d’une urgence créative et expérimentale, pointée vers le futur. En comparaison, les occultistes du dix-neuvième semblent avoir déplacé la magie dans un passé révéré, en en faisant une exposition de musée toute tracée, une archive, avec eux comme seul curateur.

Toutes ces robes et ces atours, font penser à un groupe en pleine reconstitution historique, comme une Sealed Knot societyLa Sealed Knot Society est une association vouée à reconstituer, en costume, les batailles de la guerre civile anglaise. séraphique, mais avec des accessoires un brin moins ridicules. Cela dit, le consensus dans des valeurs de droite inquiétante et le nombre de victimes souffrant de chutes et de commotion cérébrale étaient les mêmes. Les rites d’ordres magiques exaltés et les homicides brutaux de bande ivre de bière rendant hommage à Cromwell, sont identiques en ce qu’ils gagnent tout deux en intensité en étant mis en regard avec le train sombre et sans relâche de la réalité industrielle. Baguette admirablement peinte, pique, authentique jusqu’à l’obsession, tendue contre la morne progression des cheminées industrielles. Comment ne pas voir dans tout cela comme une fantaisie compensatoire face à l’âge des machines ? Des jeux de rôles qui n’ont d’autre but que de souligner un fait cruel: ces activités n’ont plus aucune pertinence pour l’Homme. Une récréation mélancolique d’un impotent d’instants érotiques disparus depuis longtemps.

Une autre distinction évidente entre les magiciens du seizième et ceux du dix-septième tient à leur relation avec les fictions de leur temps. Les frères de la jeune Golden Dawn paraissaient plus inspirés par le roman pur de la magie que par aucun autre aspect, que ce soit S.L McGregor Mathers qui s’est lancé dans le métier par désir de vivre Zanoni, la fantaisie de Bulwer-Lytton (on prétend qu’il alla jusqu’à inciter Moina à se référer à lui comme «Zan»), ou Woodford et Escott désirant rejoindre un ordre à l’attirail encore plus étoffé que la Maçonnerie Rosicrucienne, qui parvinrent à trouver un contact dans les rangs de la légendaire (littéralement) Geltische Dammerung, soi quelque chose comme «l’heure du Thé-doré». On leur remet leurs diplômes de Narnia directement sorti du fond du placard. Il y a aussi Alister Crowler cherchant à convaincre sans relâche ses camarades de classe de l’appeler Alastor en référence à Shelley, comme un goth de Nottingham coincé appelé Dave s’obstinant à dire que son nom de vampire est Arman. Sans oublier, un peu plus tard, tous ces anciens cultes de sorcières, tous les covens d’arbres généalogiques jaillissant comme des enfants de la dent du dragon dans le moindre endroit où les écrits de Gerlad Gardner étaient disponibles. Tous les occultistes du dix-neuvième semblaient vouloir être l’oncle d’Aladin dans une sorte de pantonimie sans fin. Ils voulaient vivre le rêve.

John Dee, à l’inverse, était peut-être plus lucide et éveillé que quiconque à son époque. Plus concentré, plus déterminé. Il ne cherchait pas d’antécédent disponible dans la fiction ou dans la mythologie parce que John Dee ne faisait semblant d’aucune manière, il ne jouait pas à un jeu. Il a inspiré plutôt qu’il ne s’est inspiré des grandes fictions magiques de son temps. Le Prospero de Shakespeare. Le Faust de Marlow. Le persiflant L’Alchimiste de Ben Johnson. La magie de Dee était une force vivante et progressiste, ancré dans sont temps, pas quelques spécimens éteints et empaillés n’existant plus que dans les histoires et les contes de Fées. Sa magie était un cri déchirant, un chapitre neuf entièrement écrit dans la tension du présent, une aventure magique en cours. En comparaison, les occultistes qui suivirent, durant les trois siècles suivants, n’étaient qu’un appendice élaboré, au mieux une bibliographie, rédigée après coup. Une ligue pour la préservation chantant en playback des rituels d’homme mort depuis longtemps. Des reprises. Du karaoké sorcier. La magie, ayant abandonné ou usurpé sa fonction sociale, sans raison d’être, son heure de gloire derrière elle, ne s’est retrouvé avec rien d’autre qu’un théâtre vide, des rideaux mystérieux. Des tissus poussiéreux ou des robes oubliées, des accessoires insondables de pièces annulés. Il lui manquait un rôle défini, ayant grandi incertaine de ses motivations la magie parait n’avoir eu d’autres recours que de coller obstinément au script établi, conservant religieusement chaque geste, chaque toussotement, la performance désormais creuse, lyophilisée, sous film plastique; re-emballé avec art pour l’Héritage anglais.

Comble de la malchance, c’est ce moment de l’histoire de la magie, dont le contenu et la fonction ont été perdus sous un vernis surdétaillé de rituels, grand parleur, petit faiseur, autour desquelles les derniers ordres ont choisi de se cristalliser. Sans but ou mission toute prête, sans aucune marchandise commerciale, les occultistes du dix-neuvième portèrent une attention démesurée au chic papier d’emballage. Certainement incapables d’imaginer un groupe qui ne soit pas structuré par la hiérarchie des loges qu’il connaissait bien, Mathers et Westcott importèrent précautieuneusement tous les vieux héritages maçonniques lorsqu’il s’est agi de meubler leur embryon d’ordre. Tout le décorum, les grades et les outils. La mentalité d’une société d’élite secrète. Bien entendu, Crowley, quand il abandonna le navire pour créer son O.T.O. prit avec lui tout ce bagage encombrant qui avait l’air de valoir cher. Et tous les ordres depuis lors, même les entreprises volontairement iconoclastes comme l’I.O.T., ont apparemment adopté le même modèle Haut-Victorien. Capturant suffisamment du drama, des théories assez intriquées pour éloigner l’attention de ce qu’une âme peu charitable pourrait percevoir comme une absence du moindre résultat pratique, du moindre effet sur la situation humaine.

Le quatorzième (et peut-être ultime) numéro du remarquable KAOS magazine de Joel Biroco comportait une reproduction d’une peinture, une œuvre étonnamment émouvante et obsédante sortie des pinceaux de Marjorie Cameron, rousse effrayante, colocataire de Dennis Hopper et Dean Stockwell, femme écarlate putative, parfaite poupée thélémique. Presque aussi intrigant que l’œuvre elle-même, il y a le titre: Fossil Angel, avec sa contradiction qui conjure quelque chose de merveilleux, d’ineffable et de transitoire pour le combiné avec ce qui est par définition mort, inerte et pétrifié. Doit-on voir ici une métaphore aussi désagréable que constructive ? Tous les ordres magiques ne pourraient-ils pas être interprétés comme les vestiges immobiles et calcifiés de ce qui fut autrefois intangible et plein de grâce, vivant et muable ? Comme des énergies, des inspirations et des idées qui danseraient d’un esprit à l’autre, évoluant en chemin jusqu’à ce que la dernière goutte calcaire de rituel et de répétitions les fige dans leur route, les arrêtant, à jamais, à mi-chemin d’un geste incomplet. Illumination trilobite. Anges fossilisés Le <i>fossil Angel</i> de Marjorie Cameron..

Une chose rudimentaire et éthérée qui est un jour brièvement descendu, ricochant comme une pierre sur la surface de notre culture, laissant une empreinte, légère et tenue, dans l’argile humaine, une trace de pas que nous avons coulée dans du béton et devant laquelle nous nous inclinons, toujours aussi satisfait après des décennies, des siècles, des millénaires. Récitant les incantations, berceuse apaisante et familière, mot à mot pour ensuite remettre précautieuneusement en scène les vieux spectacles bien-aimés. Peut-être que quelque chose va arriver, comme autrefois. Collez des bobines de cotons et des feuilles colorées sur cette boite en carton, faites-la ressembler vaguement à une radio et peut-être que John Frumm, «lUi vEnIr, rAmEnEr Le héLicOptèRes» ? John Frumm est le prophète d'un culte du cargo sur l'île de Tanna. Ce nom pourrait venir de G.I. se présentant comme «John from America». Les ordres occultes, ayant fait de païens, qui passaient par là ou cherchaient simplement un abri, des fétiches, attendent comme Miss Haversham et se demande si le scarabée sur le gâteau de mariage confirmera d’une manière ou d’une autre le Liber Al vel Legis.

Encore une fois, il ne s’agit pas ici de nier la contribution des différents ordres et leur travail dans le champ de la magie. Il s’agit plutôt d’observer que cette contribution, reconnue comme considérable, est en grande partie, de nature conservatrice en ce qu’elle préserve rituelle et incantations passées. Autrement dit, que son élégante synthèse d’enseignement disparate est son principal (voire son seul) accomplissement. Hormis cette réussite, l’héritage durable de la culture occulte du dix-neuvième semble s’opposer à une santé pérenne, à une prolifération et à une viabilité continue de la magie. En tant que technologie, elle a certainement débordé depuis longtemps son vase orné de la fin de l’ère victorienne. Elle a terriblement besoin d’être replantée. Tout le matériel et l’échafaudage faux-maçon importé par Westcott et Mathers, faute d’être en mesure d’imaginer une autre structure valable, est devenu à notre époque un obstacle à la progression de la magie.

Vieux restes de tour de passe-passe, écharpe de cérémonie trop serrée qui contraigne tout croissance, restreignent la moindre pensée, limitant la manière dont nous pouvons ou même pourrions concevoir la magie. Imiter les constructions passées, penser en des termes qui ne sont plus nécessairement applicables aujourd’hui – qui ne l’ont peut-être jamais été– voilà ce qui semble avoir rendu l’occultisme moderne totalement incapable d’envisager aucune autre méthode pour s’organiser; incapable d’imaginer aucun progrès, aucune évolution, aucun futur, ce qui est certainement le meilleur moyen de garantir qu’il n’en aura jamais un.

Si on tient la Golden Dawn pour un parangon, un exemple brillant d’ordre réussi, c’est sûrement parce qu’elle comptait dans ces rangs bien des écrivains de renoms, de réelle qualité et valeur, dont la réputation prêta bien plus de crédibilité à cette société qu’elle ne leur en donna en retour. L’éclairant John Coulthart a proposé de voir la Golden Dawn, à la rigueur, comme une société littéraire où des écrivains misérables cherchaient la magie qu’il aurait pu la trouver évidente et démontrable, déjà là, bien vivante et effective au sein de leur propre travail s’il n’avait été aveuglé par l’éclat de tout son cérémonial, tout son kit fantastique. Un auteur qui a clairement contribué à la qualité magique du monde par ses propres fictions et non par quelque opération de loge, fut Arthur Machen. Tout en reconnaissant son goût pour les mystères et merveilles des cérémonies d’ordre secret, Machen s’est senti obligé d’ajouter quand il évoqua la Golden Dawn dans son autobiographie, Things Near and Far que «quant à la moindre chose vitale au sein des ordres secrets, quoique ce soit qui ait valu deux kopecks à n’importe quel être raisonnable, il n’y avait rien en ces lieux, et moins que rien… ces sociétés en tant que telles n’étaient que pure folie n’occupant que d’impotent imbécile abracadabrantesque. Elle ne savait rien de rien et dissimulait ce fait sous d’impressionnants rituels machinés d’une phraséologie sonore». Habilement, Machen remarque la dichotomie entre contenu authentique et forme baroque élaborée, dichotomie typique des ordres de cette nature. Sa critique reste aussi pertinente aujourd’hui qu’elle ne l’était en 1923.

Le territoire de la magie, en grande partie laissé en friche, car trop incertain, depuis l’époque de Dee et Kelly, fut balisé voire réclamé (quand c’était sans risque) par les passionnés occultistes du dix-neuvième, par des classes moyennes de banlieue qui changèrent ce terrain flétri au gazon négligé en un ensemble de jardins décorés exquis. Les ornements, les statues et les pagodes si sophistiqués sont le fruit d’un sacerdoce passé fantasmer à l’excès. Les dieux en phase terminale prés des jolis bosquets d’azalée.

Le problème est que parfois, les jardiniers se querellent. Se disputent des frontières. Vendetta des locataires puis éviction et déménagement nocturne. Des propriétés autrefois désirables sont condamnées, souvent squattés par des nouvelles familles à problèmes, de nouvelles cabales. Accrochez-vous à l’ancien panneau, gardez la même adresse, mais laissez l’endroit nous abandonner et permettez à ses fondations de tomber en ruines. Des limaces dans le moly, du liseron émergeant de rose à vingt-deux pétales. Arrivé aux années 90, le panorama du jardin magique donnait à voir une étendue à peine entretenu de lopins fatigués avec un mauvais drainage, de la peinture écaillée sur les maisons d’été égyptien qui ressemblait plus à des granges où des gardes paranos feraient le guet toute la nuit, biberonnant leur fusil et s’attendant à des descentes de jeunes vandales. Rien ne mérite d’être évoqué. Les fleurs n’ont plus de parfums et ne parviennent plus à enchanter. Vous savez, il fut un temps, ce n’était que tablette énochienne et jolis talismans ici, et maintenant regardez-moi ça. Les haies montantes taillées à la goétique, sèche comme un fagot, desséchées à mort dans ce belvédère tout de bois à l’air rosicrucien. Ce qu’il faudra à cet endroit c’est une bonne arnaque à l’assurance flambée.

Non, sérieusement, la terre brûlée. Ça a plein d’avantages. Imaginez seulement l’allure de tout ça une fois les robes et les bannières enlevées. On pourra peut-être même se débarrasser de tout ce délire Esprit, Âme et Corps si le vent souffle dans le bon sens. On perdra des vies et des vivres, inévitablement, des dégâts collatéraux dans le secteur des entreprises, mais ce sera certainement très joli à voir. Les poutres des temples s’effondrant en un éclair. «Ne vous occupez pas de moi ! Sauvez le manuscrit crypté !». Parmi les innombrables messes gnostiques, les serments, les appels et les bannissements, comment ont-ils pu oublier une alarme incendie toute bête ? Personne n’est bien sûr de comment il faudrait évacuer le plan intérieur, on ne sait même pas combien pourraient encore être là-dedans. Enfin, des récits déchirants de bravoure individuelle émergent : «I-Il y est retourné pour récupérer le dessin de LAM Le dessin de LAM est un croquis d'Alister Crowley représentant une entité sur laquelle il s'est peu exprimé mais qu'on a fini par associer au «petit gris». <a href="https://www.kaosphorus.net/3929/lam-la-tete-au-toto-1"/></a>, personne n’a pu le stopper.» Ensuite vient le temps des pleurs, et des conseils. On enterre les morts, on nomme les successeurs. On brise le sceau de Hymenaeus Gamma. On pose un œil chagrin sur ces terres noircies. On encaisse au jour le jour, bon Dieu: on se mouche un bon coup, on se remet d’aplomb. D’une manière ou d’une autre, on s’en remettra.

Et après? La terre brûlée, bien entendu, est riche en nitrates et procure une base pour une agriculture sur brûlis. Dans la poussière noire, les germes verts se rétablissent. La vie jaillit indifféremment, bouillonnant du sol noir. On pourrait rendre à la nature tous ces lopins et ces terrasses autrefois nobles. Pourquoi pas? Voyez ça comme la défense de l’environnement astral, l’exigence d’une ceinture verte psychique émergeant des occultes dalles brisées de l’ère victorienne, un encouragement à augmenter la biodiversité métaphysique. Si on les considère comme des principes d’organisation du travail magique, les structures fractales complexes autogénérées d’une jungle paraissent bien plus viables que tous les échiquiers spécieux pavant le sol d’une loge. Elles paraitraient en réalité bien plus naturelles et vitales. Après tout, la circulation des idées, qui est l’essence et le fluide mêmes de la magie est plus souvent traité aujourd’hui par toute forme de bouche-à-oreille plutôt que comme rituel secret et solennel atteint après des années de bachotage, et un brevet à la Poudlard. Est-ce que ce n’est pas ces modes d’interactions dignes d’une forêt tropicale qui serait, en fait, le réglage par défaut de l’occultisme occidental depuis un bon bout de temps maintenant ? Pourquoi ne pas sortir du bois et l’admettre, passer au bulldozer tous ces clubs qui ne sont plus utiles à rien, pas même comme décoration et embrasser la logique des lianes ? Dynamitons le barrage, surmontons l’inondation et permettons à une nouvelle vie de fleurir dans cet habitat qui fut moribond et en voie de disparition.

En termes de culture occulte, une nouvelle vie est synonyme de nouvelles idées. Des têtards conceptuels fraîchement éclos tout frétillants et peut-être vénéneux, ces animaux bigarrés doivent être pouponnés dans notre nouvel écosystème immatériel afin de s’y épanouir et de rester en bonne santé. Attrapons donc ces nouvelles idées qui palpitent, fluo brillant, mais fragile, et celle, bien plus forte, plus résiliente, les grandes idées qui les dévorent. Avec un peu de chance, l’appétit frénétique attirera l’attention des énormes raptors que sont les paradigmes, qui écrasent tout sur leur passage et font trembler la terre. Les notions féroces, de la plus minuscule bactérie jusqu’au plus bigrement gros et laid, tous coincés dans une lutte pour la survie sans arbitre, aussi glorieuse que sanglante, un désastre spectaculaire et darwinien.

Les doctrines boiteuses se découvriront incapables de faire face à des arguments tirés à quatre épingles aux dents bien aiguisées. Des dogmes mastodontes, mais âges dégringoleront en bas de la chaîne alimentaire, se flétriront et s’effondreront sous leur propre poids. Ils feront office d’en cas pour des vendeurs de reliques de chair putride, un endroit pour que les mouches bourdonnantes des chats roms puissent pondre leurs œufs. Des truffes mémétiques qu’on fait pousser à partir du compost de l’éon décomposé. Des révélations vivaces jaillissent comme du chiendent de la zone bombardée, négligée et sauvage. Une Arcadie en panique, à la fois excitée, meurtrière et grouillante. Une sélection supernaturelle. Les théorèmes les plus forts, les plus adaptés peuvent fleurir et se propager, les faibles, on en fait des sushis. C’est clairement du Thélème hardcore en action, et même la représentation d’un authentique et efficace chaos à l’ancienne qui devrait faire chaud au cœur à tout Thanateroid. On imagine difficilement qu’une application aussi vigoureuse du processus d’évolution puisse nuire à la magie comme champs de connaissance.

En un mot, en acceptant un milieu moins cultivé, moins raffiné, où la compétition risque d’être féroce et bruyante, la magie ne ferait rien d’autre que de s’exposer aux mêmes conditions qu’on attache aux membres de sa famille plus socialement acceptés que sont la science et l’art. Balancez une nouvelle théorie pour expliquer les masses manquantes à l’univers, proposez une installation compliquée et conceptuelle pour le prix Turner et soyez sûre que votre offre sera soumise à l’examen le plus intensif, et en grande partie hostile, de la part du camp rival. Chaque micron de pensée qui a pu jouer un rôle dans la construction de votre affirmation sera démonté et examiné. Nul défaut ne devra apparaître dans votre travail pour qu’il soit reçu dans le canon culturel. Selon toute vraisemblance, tôt ou tard, votre embryon de projet, votre bébé théorie finira en miettes et son sang recouvrira les murs de ces vieilles arènes publiques impitoyables. Voilà comment ça devrait se passer. Vos idées finissent en charpies, mais le champ lui-même se renforce et s’améliore au fil des tests incessant. Il progresse et mute. Si notre but est vraiment de faire progresser le point de vue sur la magie à l’échelle mondiale (plutôt que notre progrès propre en tant qu’instructeurs), comment quiconque pourrait-il s’opposer à un tel projet ?

À moins que ce genre de progrès ne soit pas vraiment votre objectif ce qui nous ramène à notre première question: qu’est-ce qu’on fait exactement ? Et pourquoi le faisons-nous ? Il ne fait pas de doute que certains d’entre nous se sont lancés dans une réelle quête de compréhension, mais cela laisse la question du pourquoi. Avons-nous l’intention d’utiliser ces informations d’une certaine manière, ou a-t-elle été accumulée uniquement pour son propre intérêt, pour notre satisfaction personnelle? Peut-être avons-nous souhaité être considérés comme sages ou simplement rehausser une personnalité terne à coup de connaissances secrètes ? Cherchions-nous un rang, quelque standing qui pourrait s’obtenir bien plus facilement dans une recherche comme l’occultisme où, coup de chance, aucun standard ne permet de nous juger ? Ou nous sommes-nous alignés à la définition de Crowley de l’art magique: apporter des changements à la réalité selon la volonté d’une personne; pour le dire autrement, exercer un certain pouvoir sur la réalité ?

À choisir, cette dernière hypothèse fournit la raison la plus populaire à ce jour. La montée de la magie du Chaos dans les années 80 fut centrée sur une flopée de promesses de campagne, la plus notable étant certainement la livraison d’un système magique basé sur des résultats, à la fois pratique et user-friendly. Le développement unique et ô combien personnel de sceau magique par Austin Spare pourrait être adapté, disait-on, pour une application quasi universelle, fournissant un moyen simple et sûr grâce auquel le désir de n’importe qui pourrait être facilement et instantanément réalisé. Si on met de côté la question «Est-ce bien vrai» (et le doute qui l’accompagne «Si c’est le cas, pourquoi tous ses partisans s’accrochent-ils toujours à leur job quotidien, dans un monde qui grossit certainement chaque semaine des désirs du cœur de chacun ? «), on devrait peut-être se demander si cette poursuite d’une attitude pragmatique et causale quant au travail occulte est un usage digne de la magie.

Si on est honnête, la plupart des sorts causaux pratiqués le sont dans l’espoir de réaliser des changements désirés dans notre vulgaire vie matérielle. Concrètement, cela implique à la fois de demandes d’argent (même Dee et Kelly se permettaient de taper quelques shillings aux anges de temps en temps), des demandes de menues gratifications émotionnelles ou sexuelles, ou même, parfois, la demande de voir punis celui qui, selon notre opinion, nous a manqué d’égards ou offensé. Dans ces cas de figure, même avec un scénario moins cynique où le but de la magie serait d’aider un ami à se remettre d’une maladie, le meilleur moyen d’accomplir ces objectifs ne serait pas plus certainement et honnêtement, de juste d’occuper de ces choses sur un plan matériel non divin ?

Prenons la recherche de richesse, pourquoi ne pas reprendre le véritable exemple d’Austin Spare (presque unique parmi les magiciens puisqu’apparemment il jetait l’anathème sur l’idée de magie comme moyen de s’enrichir) à ce sujet ? Si on veut de l’argent, pourquoi ne pas lever, magiquement, nos gros culs, réaliser, magiquement, un peu de travail pour une fois dans notre vie magique sédentaire et voyons si l’argent tant souhaité n’apparaît pas, magiquement, quelque temps après sur nos comptes en banque ? Si on recherche l’affection de quelque objet d’amour non réciproque, la solution est encore plus simple: glissez un peu de GHB dans son Spritz puis violez-la. Après tout, la misère morale de vos actes ne sera pas pire et au moins vous n’aurez pas mêlé le transcendantal à tout ça en demandant aux esprits de lui faire une clé de bras pour vous. Et s’il y a quelqu’un qui mérite vraiment, d’après vous, une terrible rétribution laissez tomber cette petite clavicule de Salomon et passez directement un coup de bigophone à Frankie aux Rasoirs et Gros Stan. Engager des brutes épaisses c’est le choix le plus éthique comparé à l’emploi d’Anges déchus pour faire le sale boulot (ceci en imaginant qu’aller vous-même à la maison du type, ou peut-être même passer l’éponge et aller de l’avant ne soit pas une option envisageable). De même pour l’exemple de l’ami malade évoqué plus haut: allez lui rendre visite et soutenez-le de votre temps, de votre amour, de votre argent ou de votre conversation. Bon sang, envoyez-leur une carte avec un lapin à l’air triste dessus. Vous vous en sentirez tous deux bien mieux. La magie causale, une magie ayant un but précis, parait trop souvent servir des fins bien ordinaires sans passer par le travail ordinaire qui vient avec. On ferait mieux d’affirmer, avec Crowley, que nos meilleures actions, celles qui sont les plus pures, sont menées sans «sans désir de résultat«.

C’est peut-être son autre fameuse maxime, celle où il prône une recherche «du but de la religion» à l’aide «des moyens scientifique«, qui, même si elle est bien intentionnée, a mené la communauté magique (telle qu’elle est devenue) à ces erreurs fondamentales. Après tout, le but de la religion, si on examine son origine latine religare (une racine partagée par des mots comme «ligament» ou «ligature»), semble impliquer qu’il serait mieux que tout le monde soit «lié par une même croyance». Toute application dans le monde réel de cette incitation à évangéliser et convertir aboutit à un point ou ceux liés par un ligament se heurtent à ceux liés par un autre. À ce stade, inévitablement et historiquement, les deux factions vont poursuivre leur besoin programmatique de relier les autres à leur unique, leur seule croyance. Alors, on massacre les culs-bénits, les parpaillots, les goys, les yids, les kouffars et les enturbannés. Et une fois qu’on a échoué, ce qui est aussi inévitable qu’historique, on s’assoit un siècle ou deux, un intervalle décent pour réfléchir à tout ça, et ensuite on recommence à nouveau, tout comme avant. Le but de la religion, aussi bénin qu’il soit, semble manqué d’un kilomètre ou deux, poussé au loin par le recul. Notre cible, la chose que nous visions, se trouve là, indemne, et les seules choses touchées sont Omagh ou Kaboul, Hébron, Gaza, Manhattan, Bagdad, Kashmir, Manchester et encore, et encore, et encore, pour toujours.

Fait éclairant, la notion de "lier" qui tient à la racine étymologique du mot religion est également présente dans les regroupements symboliques de bandes, les Faisceaux de licteurs, qui donna plus tard le terme fascisme. Le fascisme, qui se base sur des concepts mystiques comme le sang et le peuple, serait plus proche d’une religion que d’une couleur politique. La politique étant basée sur une forme de raison, au demeurant mal interprétée et brutale. L’idée commune qu’être lié par une foi, une croyance; que dans l’unité (donc inévitablement dans l’uniformité) se trouve la force parait antithétique à la magie. S’il y a bien une chose qui la définit, c’est d’être personnelle, subjective et propre à l’individu. Elle tient à la responsabilité pour toute créature sensible d’atteindre sa propre compréhension et par là de faire sa propre paix avec Dieu, l’univers et tout ça. Alors si la religion trouvait un équivalent politique proche dans le fascisme, la magie ne pourrait-elle pas avoir une sympathie naturelle pour l’anarchie, opposée du fascisme (dérivé de an-archon ou «sans leader») ? Ce qui nous ramène donc au temple réduit en cendres, aux leaders dépossédés et sans abri, à la terre brûlée et à l’approche de la magie comme étendue sauvage naturellement anarchique que l’on a évoquée plus précédemment.

L’autre moitié de la maxime Crowleyienne, certes bien intentionnée, où il vante la méthode scientifique à aussi ses défauts. En se basant sur des résultats matériels, la science est peut-être le modèle qui a mené la magie au cul-de-sac causal décrit plus haut. En allant plus loin, si on accepte les vues des sciences comme les procédures idéales auxquelles la magie devrait aspirer, ne risque-t-on pas d’adopter dans le même temps un mode de pensée matérialiste et scientifique au regard des différentes forces qui préoccupe l’occultiste ? Un scientifique qui travaille sur l’électricité, par exemple, jugera cette énergie comme une valeur neutre, un pouvoir sans esprit qui peuvent servir autant à alimenter un hôpital qu’à chauffer une lampe à lave ou à frire un mec noir de neuf ans d’âge mental au Texas. Tandis que la magie, de mon expérience personnelle, ne semble pas être neutre par nature, ni ne parait insensée. Bien au contraire, elle semble, comme médium, être consciente et activement intelligente, agissant plutôt qu’actif comme un troisième rail peut l’être. Contrairement à l’électricité, on a le pressentiment d’une personnalité complexe avec des traits quasi humains, par exemple ce qui ressemble à un sens de l’humour. Ce qui n’est pas plus mal si on considère la parade de neuneu se pavanant que le champ de la magie a distrait et toléré au fil des siècles. Pour le dire simplement, la magie ne semble pas être un pouvoir qui alimente les sceaux qui seraient des versions astrales des gadgets et autres instruments qui travaillent pour nous. Contrairement à l’électricité, on pourrait penser qu’elle a son propre programme.

Si on oublie tout ça, il y a d’indéniables raisons pour lesquelles il est restrictif de penser la magie comme science. Premièrement et de toute évidence, elle n’en est pas une. La magie, après qu’elle a renoncé à toute application utile ou concrète, à la suite du déclin des alchimistes, ne peut plus être considérée comme une vraie science, pas plus que ne le peut, mettons, la psychanalyse. Qu’importe à quel point Freud aurait souhaité qu’il en soit autrement, qu’importe à quel point il déplorait que sa prétendue méthode scientifique ait pu être entraînée par Jung dans la tourbillonnante boue noire de l’occultisme. Magie et psychanalyse, par définition, ne pourront jamais se voir attribuer une place parmi les sciences. Toutes deux traitent presque exclusivement de phénomènes liés à la conscience, non reproductibles en conditions de laboratoire et donc hors de portée des méthodes scientifiques qui ne s’intéressent qu’aux choses mesurables, observables et empiriquement démontrables. Puisque l’on ne peut pas prouver scientifiquement l’existence de la conscience, alors les affirmations selon lesquelles elle serait dirigée par le désir de pénis ou par les démons du Qlippoth doivent pour toujours rester en dehors des frontières de ce qui peut être déterminé par un examen rationnel. Franchement, soyons clairs: la magie, quand elle est considérée comme science ne vise pas beaucoup plus haut qu’une sélection de numéros de loterie basée sur les dates d’anniversaire de ses proches.

Il y a là quelque chose d’essentiel: si on prend la magie comme une science, clairement pas très développée, en tant que telle. On chercherait en vain des équivalents magiques à la relativité einsteinienne, ou même à la relativité restreinte, sans parler de l’interprétation de Copenhague par Bohr. D’ailleurs, a-t-on quelque chose qui ressemble aux lois de la gravité, de la thermodynamique et tout le reste ? En utilisant seulement la géométrie et les ombres, Eratosthenes réussit une fois à mesurer la circonférence de la Terre. C’est quand la dernière fois qu’on a réussi un truc aussi ingénieux? Y a-t-il eu quelque chose ressemblant de près ou de loin à une théorie générale de la magie depuis la table d’Émeraude? Une fois encore, peut-être que l’obsession des magiciens pour les causes et les effets a joué un rôle important dans cela. Nos axiomes se présentent souvent sous la forme “Si l’on fait A alors il se passera B”. Si nous articulons ces mots ou si nous invoquons ces noms alors des visions se manifesteront. Quant au pourquoi du comment, franchement qui s’en préoccupe? Tant que l’on obtient un résultat, que la théorie fonctionne, pourquoi se demander comment le but est atteint? Si l’on cogne deux silex l’un contre l’autre assez longtemps, ils produiront une étincelle capable d’enflammer des herbes sèches. Avez-vous déjà remarqué que lorsqu’on s’avise de sacrifier un porc lors d’une éclipse, le soleil fini toujours par revenir ? La magie est au mieux une science paléolithique. Elle ferait mieux de remiser son discours pour le Nobel et de commencer par se raser un bon coup.

On peut légitimement se demander où tout cela nous mène ? Après avoir imprudemment rejeté nos ordres et nos traditions ancestrales, et déchiré notre lettre d’intention ; après avoir dit que la magie ne devrait pas être une religion et ne pouvait pas être une science, n’avons-nous pas poussé trop loin notre approche, style “année zéro” à la Khmer Rouge, en sectionnant nos propres jugulaires avec le rasoir d’Occam ? Maintenant que nous n’avons plus de repères et que notre territoire se réduit à une faune indistincte, est-ce vraiment le bon moment pour suggérer de jeter notre compas ? Alors que la nuit tombe sur la jungle, nous avons décidé de n’être ni missionnaires, ni botanistes alors… que sommes-nous ? Des proies ? De fugitifs couinements dans le noir? Si les méthodes et objectifs de la science et des religions sont sans intérêt et en dernier lieu des impasses, quel autre rôle la magie pourrait-elle potentiellement endosser ? Et s’il vous plait, ne dites rien de trop effrayant, parce que malgré nos robes noires et nos serments lugubres, on flippe assez facilement.

Si ce qu’on fait ne peut pas être considéré à proprement parler comme une science ou une religion, serait-il provocateur de suggérer que nous la pensions comme un art ? Voire même, pourquoi pas, l’Art avec un grand A ? Ce n’est pas comme si cette idée sortait de nulle part. Cela pourrait même être pensé comme un retour à nos racines chamaniques, quand la magie s’exprimait à travers masques, mimes et inscriptions rupestres. Ces mêmes pictogrammes qui ont fini par donner naissance à notre langue écrite pour qu’elle puisse par nous éveiller à la conscience. Il n’est pas idiot de penser que la musique, la performance, la peinture, le chant, la poésie, la pantomime puissent tous être nés du répertoire des techniques chamaniques qui visent à transformer les esprits. La sculpture serait une évolution des fétiches; la Vénus de WillendorfLa vénus de Willendorf est une statuette en calcaire du Paléolithique supérieur. transmutée en Henry MooreHenry Moore (1898-1986) est un sculpteur britannique dont les formes, souvent féminines, tendent vers l’abstraction.. La couture et les podiums de mode, Erté et Yves St.Laurent, surgis des danseurs rituels du feu parés de fourrures, de perles et de ramures, inventant des silhouettes pour exciter et surprendre. La baronne Thatcher, au summum de sa carrière d’ogresse, suggérait que la société réadopte des «valeurs victoriennes», ce qui a, de toute évidence, été pris au mot par les fraternités occultes. Ceci est clairement loin d’être suffisant. Appelons plutôt à un retour aux valeurs de Cro-Magnon: plus créatives, plus robustes et pourvues d’une plus belle crinière.

Bien sûr, nous n’avons pas besoin de remonter aussi loin dans des âges de toute évidence fantasmés, pour pouvoir témoigner de la relation étroite entre l’art et la magie. Depuis les peintures rupestres de Lascaux, en passant par la statuaire grecque, les frises des maîtres flamands, puis William Blake, les préraphaélites, les symbolistes, les Surréalistes, il est de plus en plus rare de rencontrer un artiste d’une vraie trempe, peintre, écrivain, ou musicien, qui n’ait pas à un moment de sa vie, eu recours aux philosophies occultes, que ce soit à travers une possible participation à un ordre ou une loge maçonnique, comme pour Mozart, ou par une vision particulièrement travaillée, comme pour Elgar. Il semblerait que l’opéra prenne ses origines dans l’alchimie dont ses pionniers, comme Monteverdi, cherchaient à faire une forme d’art qui inclurait tous les autres (de la musique, de l’écriture, de la performance, des costumes, des décors peints) avec l’idée d’essayer de transmettre des idées alchimiques sous leur forme artistique la plus compréhensible, autrement dit la plus céleste. De même, pour les arts visuels, a-t-on besoin d’invoquer les exemples évidents d’artistes influencés par la pensée occulte ? Duchamp, Max Ernst ou Dali, ou de manière plus surprenante, Picasso (dont la jeunesse fut saturée d’haschisch et de mysticisme, et les œuvres plus tardives habitées par les idées occultes de l’époque sur la quatrième dimension), sans oublier les carrés et rectangles mesurés de Mondrian, créés pour exprimer les notions inspirées par son étude de la Théosophie. En fait, la majeure partie de la peinture abstraite est due à la célèbre promotrice de Blavatsky, Annie Besant, et à la publication de sa théorie selon laquelle les énergies essentielles raréfiées théosophiques, leurs rayonnements, leurs courants et leurs vibrations, pourraient être représentées par des tourbillons de couleurs intuitives et sans forme, une idée que de nombreux artistes d’orientation mystique ont saisi avec empressement«Musique de Gonoud», illustration d’un manuel de Théosophie de 1901 mettant en évidence les liens entre cette pensée et l’abstraction en peinture. <a href="http://www.gutenberg.org/files/16269/16269-h/16269-h.htm"> Lien.</a>.

La littérature, quant à elle, est si intrinsèquement liée à la substance même de la magie que les deux pourraient se confondre en une seule et même chose. Les sorts et leur écriture, les incantations de bardes, grimoires et grammaire, la magie comme une «maladie du langage» comme l’a si finement décrite Crowley. Odin, Thot et Hermès étaient à la fois dieu de la magie et dieu de l’écriture. La terminologie de la magie, son symbolisme, la conjuration et l’évocation, sont pratiquement identiques à ceux de la poésie. Au commencement était le verbe. La magie étant presque entièrement une construction linguistique, il serait absurde de dresser la liste des nombreux occultistes ayant une pratique littéraire. Dans l’écriture comme dans la peinture ou la musique, une connexion intime et intense avec l’univers de la magie est à la fois manifeste et évidente ainsi que totalement naturelle. De toute évidence, les Arts ont toujours traité la magie avec plus de sympathie que ne l’a fait la Science (qui historiquement, a constamment cherché à prouver que les occultistes étaient des menteurs ou des illusionnistes), ou la Religion (qui historiquement, a constamment cherché à prouver que les occultistes étaient inflammables). Tandis qu’il profite du même statut social et du même respect que ceux accordés à l’église ou au laboratoire, l’art est un champ qui ne cherche à exclure personne et qui n’est pas gouverné par une doctrine hostile à la magie, au contraire de ses deux camarades, indicateurs du niveau de progrès de la culture humaine. De fait, alors que la magie contemporaine n’a produit que peu de grands théologiens qui vaillent la peine d’être mentionnés, et encore moins de scientifiques, elle a engendré toute une vague de peintres, poètes et musiciens qui continuent de nous inspirer. On devrait peut-être s’en tenir à ce qu’on sait faire.

Les avantages qu’on tire à considérer la magie comme un art semblent à première vue considérables. Pour commencer, s’opposer à l’entrée de la magie dans le canon ne présente aucun intérêt valable, même si ça a pu être envisagé de prime abord, ce qui est peu probable . Ce ne serait sûrement pas aussi simple avec la science ou la religion, qui de par leur nature même sont extatiques à l’idée de voir la magie injuriée, ridiculisée, marginalisée et abandonnée à rouiller sur le tas de ferraille de l’histoire à côté de la Terre Plate, la mémoire de l’eau et le phlogistique. L’Art, comme catégorie, est un environnement fertile et hospitalier où l’énergie de la magie pourrait grandir et progresser en tant que champ, au lieu d’être obnubilé par une lutte futile pour sa reconnaissance, voire bêtement brûlée dans ces temps marqués par le mimétisme des rituels du siècle passé. Un autre bénéfice, bien entendu, vient de la numinosité de l’Art, de la difficulté que nous avons à en donner une définition et par là, de sa flexibilité.

Les questions du genre «Que faisons-nous exactement et pourquoi le faisons-nous?», les questions de «méthodes» ou de «buts» prennent une nouvelle tournure quand elles sont envisagées sous l’angle de l’Art. Son seul but serait d’exprimer de façon lucide les variations infinies de l’esprit, du cœur et de l’âme de l’homme, contribuant ainsi à faire avancer la culture humaine dans son ingénieuse compréhension de l’univers et d’elle-même en l’élevant vers la lumière. Les méthodes qu’emprunte l’art ont pour seule limite l’imagination.

Les caractéristiques de ses prétentions ainsi que des moyens d’y parvenir sont suffisamment souples pour permettre avec certitude d’inclure les formes de magie les plus radicales et conservatrices. Un occultisme vivant et progressiste, s’exprimant avec beauté, sans aucune obligation de s’expliquer ou se justifier. Chaque pensée, chaque ligne, chaque image construites avec attention dans le seul but d’être des offrandes dignes des dieux, de l’art et de la magie elle-même. L’art pour le bien de l’Art.

Paradoxalement, même les occultistes attachés à l’idée d’un point de vue scientifique de la magie auraient une raison de se réjouir de ce changement d’orientation. Comme montrée plus haut, la magie ne pourra jamais prétendre au statut de science, car dans sa définition actuelle, une science se base uniquement sur des résultats reproductibles dans notre monde matériel et quantifiable. Cependant, du fait de concentrer ses recherches sur le monde de la matière, la science se disqualifie elle-même pour ce qui est de notre intériorité, du monde immatériel qui, au final, représente la plus belle part de notre expérience en tant qu’humain. La science est peut être l’outil le plus efficace inventé jusqu’ici par la conscience humaine pour tenter d’explorer le monde extérieur, pourtant cet instrument d’exploration, sophistiqué et affûté est limité par un angle mort évident, qui l’empêche d’examiner la conscience elle-même.

Depuis la fin des années 90, il semblerait que le champ scientifique ayant l’expansion la plus rapide soit celui des études de la conscience, d’où émergent deux écoles de «pensée des pensées» en compétition l’une avec l’autre. La première soutient que la conscience est simplement une illusion biologique quasi automatique, faite de processus cérébraux comportementaux qui dépendent de sécrétions glandulaires et enzymatiques. Bien que cette théorie ne paraisse pas adéquate pour décrire les innombrables merveilles de l’esprit humain, ses défenseurs sont presque sûrs de l’emporter. Ils ont compris que leur théorie matérialiste et sommaire est la seule démontrable selon les termes d’une science matérialiste et sommaire. Dans le camp opposé, où l’on trouve une approche plus transpersonnelle, la thèse principale pose que la conscience serait un «truc» bizarre qui imprégnerait l’univers visible et dont chaque être doué de sensations serait un petit réservoir temporaire. Ce point de vue, au-delà du fait qu’il obtient la sympathie des personnes à tendance occultistes, est condamné à ne jamais pouvoir recueillir une once de crédibilité scientifique. La science ayant déjà du mal à parler correctement de l’expérience personnelle, la transpersonnelle n’a aucune chance. Ce sont les préoccupations du monde intérieur, et la science ne peut pas s’y aventurer. C’est pourquoi elle laisse sagement l’exploration de l’intériorité de l’homme à l’outil le plus sophistiqué, spécialement développé pour cet usage: l’Art.

Si la magie était considérée comme un art, elle aurait alors un droit d’accès culturellement justifié à l’inframonde, aux infinis territoires immatériels ignorés et invisibles aux sciences, inaccessibles pour des raisons logiques, et par là même le terrain le plus naturel pour la Magie. Transformer son usage pour en faire un moyen d’exploration créatif de l’intériorité humaine pourrait nous être d’une très grande utilité et redonnerait à la Magie toute sa pertinence et sa raison d’être ainsi qu’une utilité dont les preuves ont si tristement manqué depuis tant d’années. Vue comme un art, cette discipline pourrait tout à fait continuer à produire les tonnes de théories spéculatives dont elle est si friande (après tout, la philosophie et la rhétorique pourraient très simplement être autant considérées comme des arts que comme des sciences), tant qu’elles sont écrites de manière belle et intéressante. Par exemple, nous pourrions débattre de la valeur de The Book of the Law en tant que texte purement prophétique sur les événements et les états d’esprit à venir, mais il est impossible de nier qu’il s’agit d’un putain de bon morceau de littérature, qui mérite d’être «révéré» en tant que tel.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que si la Magie abandonnait ses prétentions irréalisables à être une science et sortait du placard en tant qu’art, elle obtiendrait la liberté de poursuivre ses aspirations scientifiques (ce qui est assez ironique). Elle pourrait même introduire discrètement une sorte de théorème des champs unifiés du supernaturel et ceci en des termes complètement acceptables du point de vue de la culture moderne. Le grand œuvre de Marcel Duchamp, La Mariée mise à nu par ses célibataires, a plus de chance d’être considéré comme de l’authentique alchimie que le travail du pauvre abruti qui a été le dernier à suggérer que la fusion à froid était envisageable. L’Art est de toute évidence un environnement plus confortable pour la pensée magique que ne l’est la science; en plus elle nous offre un décor plus relaxant et un mobilier bien plus élégant.

Même les âmes damnées, si institutionnalisées dans leurs confréries d’ordres magiques qu’elles ne peuvent imaginer un quelconque style de vie qui n’inclue pas de faire partie d’une secrète cabale élitiste, ne doivent pas désespérer de se retrouver seules et à la rue dans la nouvelle faune sauvage que nous proposons ici. Si l’Art n’a pas d’ordres, il possède des mouvements, des écoles et des cliques ayant toute la discrétion, la prétention, et l’élitisme dont on puisse rêver. Mieux encore, puisque les différentes écoles ne sont pas en compétition les unes avec les autres pour une suprématie sur leur discipline comme le font les ordres magiques (comme pourrions-nous faire rentrer en compétition William Holman Hunt avec Miro ou Vermeer ?), cela écarterait le besoin de récuser les pensées de diverses écoles occultes, les querelles et les mises au pilori, c’est-à-dire de se comporter comme un tas de garces pathétique ressemblant à Criswel de Plan 9 from outer spaceCriswel est un présentateur connu pour ses prédictions farfelues et le narrateur du film fantastique culte d’Ed Wood, souvent décrit comme «le pire film jamais réalisé»: <i>Plan 9 from outer space</i>..

Tout comme il n’y a aucun besoin de faire sans fraternités, il n’y a pas lieu pour ceux qui se sont attachés à de telles choses d’abandonner les atours rituels ou même les rituels tout court.

Le seul prérequis est d’approcher leurs sujets de préoccupation avec la plus grande créativité et un œil affûté pour ce qui est profond, beau, original ou puissant. Fabriquez des baguettes, des sceaux et des élégies susceptibles d’être présentés dans des expositions d’art brut (est-ce si difficile ? Même les malades mentaux y parviennent), et faites de chaque rituel une pièce de théâtre intense et saisissante. Que nous considérions la Magie comme de l’art ou non, on ne devrait pas même avoir à le préciser.

À qui sont supposés s’adresser nos rituels et fanatismes personnels, sinon aux dieux? Quand nous ont-ils donné l’impression qu’ils se satisferaient de quelque chose qui ne serait pas parfaitement exquis et original? Les dieux, s’ils sont quoi que ce soit, sont connus pour leur goût de la création. On peut donc postuler qu’ils apprécient la créativité humaine, cette chose que nous avons développée et qui s’approche le plus d’un jeu démiurgique, notre plus sublime réussite. Une fois de plus, être considérée comme un art permettrait à la magie de conserver tout ce qu’il y avait de bon dans ce qu’elle était autrefois, tout en en lui offrant l’opportunité de s’épanouir et de progresser vers un avenir où elle pourrait accomplir bien plus que ce qu’elle ne fait aujourd’hui.

Quel serait l’impact d’un changement de prémisses, tel que nous le suggérons, sur notre méthodologie? Quels changements d’orientation cela impliquerait-il, et seraient-ils profitables à la fois à la magie en tant que champ et à nous en tant d’individus? Si nous cherchons sérieusement à réinventer l’occulte comme l’art de l’art, l’une des altérations fondamentales dans notre méthode de travail, qui pourrait apporter des bénéfices considérables, serait d’arriver à cristalliser les idées, les vérités, et les visions que nos sorties magiques nous offrent en une sorte d’artefact, quelque chose que le reste du monde puisse voir, pour une fois. La nature de cet artefact, qu’il soit un film, un haïku, un crayonné expressif ou une extravagance théâtrale et foisonnante, n’a strictement aucune importance. Tout ce qui compte, c’est que ce soit de l’art et qu’il reste fidèle à son inspiration. Une fois adopté, un basculement du processus, aussi mineur soit-il, pourrait bien d’un seul coup transformer radicalement le monde de la magie.

Plutôt qu’un acte égoïste, froidement fonctionnaliste, aux intentions douteuses et aux résultats incertains (nos branlettes magiques sont souvent peu satisfaisantes), nos échanges avec le monde souterrain deviendraient génésiques, et produiraient régulièrement des résultats tangibles dont tout le monde pourrait se faire juge. Si nous voulions faire parole d’évangile, une propagande pour une vision du monde magique plus éclairée, alors nous pourrions dire que l’art constitue sans aucun doute notre preuve la plus convaincante d’autres états et plans d’existence.

La pensée d’Austin SpareAustin Osman Spare (1886-1956) est un dessinateur & magicien anglais et l’un des créateurs de l’art magique des sigils (sceaux)., par exemple, est d’un intérêt indéniable une fois posée à l’écrit sous forme de théorie, mais c’est sans aucun doute son talent en tant qu’artiste qui l’a pourvu de la sensibilité nécessaire pour être le témoin et le médiateur d’entités et d’autres mondes. Une authenticité si immédiate qu’elle forgea une bonne part de sa réputation de grand magicien. Mais plus importants que cela, des travaux comme ceux de Spare sont, pour des néophytes, une fenêtre sur le monde de l’occulte, une expression bien plus claire et peut être plus parlante des tenants et aboutissants de la magie. Bien plus que n’importe quel arcane, ils donnent une bonne raison de commencer à s’y intéresser.

Dans notre scénario pour une faune magique dans laquelle s’exercerait une compétition darwinienne des idées, féroce mais juste, considérer l’occulte comme un art nous permettrait aussi d’avoir les moyens de gérer n’importe quel conflit. L’art, quand il doit résoudre des querelles internes, possède sa méthode propre. Il ne fait ni usage de la violence, du litige ou pire encore, d’une démocratie de fillette. En Art, c’est toujours la vision la plus forte qui l’emporte. Même si cela nécessite quelques décennies, voire des siècles, comme ça a été le cas avec William Blake. Un vote pour déterminer qui a la vision la plus costaude n’est même pas nécessaire, ce sera celle qui, assise et silencieuse, incontestable dans un coin de notre culture, se cure nonchalamment les dents avec le sternum de ses rivaux. Mozart envoie au tapis Salieri, puis après avoir festoyé, dort deux jours pendant lesquels la savane se repose. Surgissant soudainement de l’ombre d’HLM, J.G. Ballard dézingue Amis Kingsley pendant que Jean Cocteau s’assoit comme un enfoiré sur le petit cul, maigre cyclope impérial, de D.W. Griffiths.

Une sélection naturelle artistique sanglante, mais équitable, qui semble être bien plus juste pour gérer un conflit que les réponses arbitraires et injustifiées dont nous gratifient certains chefs d’ordres occultes, du genre de Moina Mathers qui explique à Violet FirthViolet Firth (1890-1946), dit «Dion Fortune» était une occultiste et écrivaine britannique. Elle a co-fondé la <i>Fraternity of the Inner Light</i>. que son aura manque des bons symboles.

En outre, si ce qui fait la différence dans cette lutte vicieuse pour la survie, c’est la beauté et la puissance des idées exprimées, alors notre combat de coqs aura plus de chances de maculer ses spectateurs de magnifiques métaphores que d’entrailles encore chaudes. Même nos querelles de clocher les plus inutiles pourraient produire de quoi enrichir le monde, dans une moindre mesure plutôt que pas du tout, en gardant en tête le fait que la magie ressemble encore, et bien plus qu’on ne le pensait déjà, à une cour de récré inepte et pleine de chamailleries. À l’aune de ces qualités une telle loi de la jungle magique avec ses idées et ses esthétiques prédatrices rivalisant au sein d’une étendue sauvage fertilisée par d’exquises déjections culturelles, offrirait à l’occulte une situation gagnante gagnant. Qui pourrait objecter à cela, si ce n’est ceux dont les idées pourraient être perçues comme bien dodues, lentes et clouées au sol ; une source de protéine idéale en somme. Ceux-là mêmes qu’on qualifie à juste titre de proies et qui commencent peut-être à suspecter que tout ceci n’est que l’argumentaire d’un tigre pour l’ouverture d’un safari sans surveillance ?

À bien y regarder, même s’ils paraissent un brin triviaux quand on pense à un champ de la magie prospère, ces doutes et ces peurs évoquées plus haut pourraient bien être les plus grands obstacles à l’acceptation de l’éthique, digne d’un marais primordial, que nous proposons. Ceci dit, cette idée est plus envisageable dès que l’on considère que la seule alternative à cette jungle serait de faire de la magie un cirque ou un zoo. Et si nos précieuses idées doivent être réduites en charpies à peine tombées du nid, aussi pénible soit-il, le supplice n’est pas pire que celui enduré par un boutonneux écolier qui joue les poètes ou un peintre du dimanche, exposant leurs tentatives maladroites au regard d’autrui. Pourquoi cette peur du ridicule et de la critique, que même le moindre chanteur de karaoké bourré peut dépasser sans ciller, perturbe-t-elle tant des occultistes voués à se tenir inébranlables face aux portes de l’Enfer ? À vrai dire, ne devrait-on pas faire du dépassement de cette phobie un pré requis pour quiconque se dirait magicien-ienne? Si l’on regarde la magie comme un art et l’art comme magie, si, tels les anciens shamans, nous percevons un talent pour la poésie comme un pouvoir surnaturel, accordé justement par magie, n’aurions-nous pas alors enfin quelque chose à répondre si un quidam dans la rue nous demandait, puisqu’on est tellement thaumaturgique, de faire une démo de magie ?

Comme il serait stimulant, pour les occultistes d’accumuler méthodiquement, par un travail pur et dur, d’authentiques capacités magiques dont ils pourraient faire montre. Le genre de talents qu’une personne ordinaire, rationnelle et intelligente, pourra très facilement reconnaitre comme ayant une origine vraiment magique; une mise en œuvre impossible pour l’occultisme actuel, bouffi dans un obscurantisme aussi délibéré que superflu.

Malgré le fait que les grimoires modernes sont écrits de manière sûre et sincère, ils feraient tout aussi bien de feuilleter les Fictions de Borges, jeter un coup d’œil du côté d’Escher ou même d’écouter une face ou deux de Captain Beefheart, ils seraient alors bien plus à même d’amener le lecteur moyen à une réceptivité d’un point de vue magique.

Si la conscience elle-même dont la preuve de l’existence sur notre plan dépasse de très loin les capacités de la science est, par conséquent, surnaturelle et occulte, alors l’Art est, à n’en pas douter, l’un des moyens les plus évidents et spectaculaires par lequel le monde surnaturel de l’esprit et de l’âme se révèle et se manifeste sur le vulgaire plan de la matière.

Le pouvoir de l’Art est immense, irréfutable et immédiat. Manifestement, il déplace la conscience de l’artiste autant que celle de son audience. Il peut changer le cours de l’existence d’une personne et de fait l’histoire et la société elle-même. Il peut nous inspirer autant de merveilles que d’horreurs. Il peut offrir à des esprits souples, jeunes et en expansion de nouveaux espaces à investir ou réconforter les mourants. Il peut vous faire tomber amoureux tout comme il peut en un instant mettre en pièce la réputation d’une idole, la laissant en morceaux face à ses fidèles, oubliée pour la postérité. Il invoque dans le visible les diables de Goya et les anges de Rosetti. Il est apprécié autant que craint par les tyrans. Il transforme le monde que nous habitons, change la manière dont nous voyons l’univers ou comment ce dernier nous voit et pour finir nous change nous-mêmes. De quoi s’est réclamée la sorcellerie que l’art n’a déjà pas manifestement accompli? Il a mené des millions à la lumière et massacré tout autant. Si notre objectif est l’accumulation de pouvoirs et de capacités occultes, il ne pourrait pas y avoir de moyen et de médium plus productif et puissant que l’art pour arriver à nos fins. L’art ne peut peut-être pas donner vie à cette balayette, la multiplier et la faire se promener pour nettoyer votre chambre… mais la magie non plus par ailleurs… néanmoins, rêver simplement cette image a très certainement permis à Walt Disney de gagner assez d’argent pour payer quelqu’un à le faire pour lui. Et avec la monnaie qui restait, il a pu faire déposer sa tête dans cet énorme bloc de glace ciselé de hiéroglyphes quelque part sous le Royaume Enchanté. Par Dieu, n’a-t-on pas ici toute l’inébranlable influence satanique, dont quiconque, sain d’esprit ou non, pourrait rêver?

Devant la clameur d’une magie comme essence de l’Art, nue et indomptable dans une étendue sauvage à la Rousseau et dépourvue de logique, il y a fort à parier que les plus gênés seraient ceux-là mêmes qui se sentent destitués par un coup de ce genre. Ceux qui suspectent n’avoir nul art à offrir qui soit à la hauteur ce dessein.

Même si elles sont compréhensibles, de telles appréhensions ne feraient certainement pas bon ménage avec l’image du héros sans peur que beaucoup d’occultistes, on l’imagine, se sont eux-mêmes forgée. Ça semble un peu couard. Ne peuvent-ils dont rien façonner, artisanal ou artistique, qui serait un instrument de la magie ? N’ont-ils aucun talent qu’ils puissent employer de manière créative et magique, que ce soit en mathématiques, en danse, en rêve, en percussion, en stand-up, en strip-tease, en graffiti ou même dans la manipulation de serpent, pourquoi pas en faisant la démonstration scientifique de la découpe parfaite d’une vache en deux ou encore dans la sculpture bien trop réaliste de bustes de la monarchie européenne à partir de ses propres selles ? Ou que sais-je encore ? Même si de telles compétences ne sont à ce jour ni fréquentes ni évidentes, ces âmes timorées ne peuvent-elles pas imaginer qu’avec un peu d’attention et quelques honnêtes labeurs, elles pourraient acquérir un certain talent pour ensuite l’affiner à des fins utiles ? Travailler dur ne devrait pas être un concept complètement étranger au mage. On ne parle même pas ici de Grand-Œuvre, mais juste d’un Bien-Mais-Pas-Grand-Œuvre (bien plus envisageable). Si ça semble encore trop difficile et chronophage, vous pourriez toujours faire l’acquisition d’un talent artistique profond, accéder à ce que votre cœur désire et enduire un sceau à l’huile de rein. Apparemment, ça ne rate jamais. Alors quelle excuse il resterait pour ne pas embrasser l’art comme magie et la magie comme essence de l’Art? Si vous êtes réellement, pour quelque raison que ce soit, aujourd’hui et jusqu’à la fin des temps, incapable de la moindre créativité, à ce moment-là êtes-vous sûr que la magie est le domaine pour lequel vous êtes le plus parfaitement taillé? Après tout, les Fast-Foods cherchent toujours du personnel. Dans dix ans vous pourriez être manager.

En percevant l’art comme magique, en considérant le stylo ou le pinceau comme une baguette, nous rendons au magicien ses pouvoirs chamaniques d’origine et son statut social. L’occulte retrouve ainsi à la fois une production et un but. Qui sait? Il se pourrait qu’un tel pas de côté nous débarrasse de tous nos besoins de charmes causaux et de ces malédictions aux motivations uniquement personnelles, notre carapace magique. Si, à travers la pratique de notre art, nous étions accomplis et prolifiques, peut-être que les dieux seraient prêts à nous envoyer de bons gros colis chaque semaine, sans qu’on ait rien demandé. Quant aux histoires de cul et de cœur, en tant qu’artiste on emballerait tous comme Picasso. Les femmes, les hommes et les animaux se mettraient nus à nos pieds, même quand on irait faire nos courses à Monoprix. Et pour ce qui est de la destruction de nos ennemis, on ne prendrait même pas la peine de les inviter à nos soirées de lancements et à nos vernissages, et ils finiraient par crever.

Cette réinvention de la magie comme essence même de l’art, bénéficierait de manière évidente au monde de l’occulte en général comme au magicien dans son coin, mais n’oublions pas aussi le profit qu’en tireraient les arts. Il faut bien le dire, la culture moderne mainstream, pour sa majeure partie, ne vaut pas mieux qu’un tupperware plein de moisissures, et je reste poli. Les artistes de notre ère (en reconnaissant quelques exceptions notables) cherchent à refléter le vide stratosphérique, ainsi que l’obsession pour les apparences qu’on trouve chez nos gouvernements et nos leaders actuels. Il y a à peine un an ou deux, la rétrospective Blake à la Tate a amené les critiques à dresser un parallèle acide avec les artistes anglais vivant aujourd’hui dans le quartier de Soho si cher à ce dernier. Ils firent remarquer que la cuvée moderne de visionnaires étriqués faisait pâle figure face aux lumières de Lambeth de William Blake. La folie travaillée et très consciente de Tracey Emin parait bien insipide face à la démence divine du Tyger, écrit d’un bout à l’autre à portée de cris de l’asile de Bedlam.

Damian Hirst ne choque que de manière superficielle, pas au point de briser certaines allégeances ou de devoir faire face à une foule hargneuse ou des tribunaux populaires.

Les contributions de Jake et Dinos Chapman à l’ApocalypseL’enfer des frères Mark & Dinos Chapman (nés dans les années 60), réalisé en deux ans était présenté sur une large table lors de l’exposition Apocalypse à la Royal Academy. (l’exposition, pas la situation en Irak) n’ont rien d’une révélation. William Blake pouvait, sans s’interrompre, tirer des fesses pourpres sculptées du Dragon RougeLe peintre William Blake a réalisé entre 1805 et 1810 quatre aquarelles mettant en scène le dragon rouge de l’Apocalypse de Jean. une apocalypse bien supérieure.

Le monde de l’art moderne ne s’intéresse plus qu’à des objets aux concepts sophistiqués, tout comme son domaine voisin (à travers Charles Saatchi) le champ de la publicité. Il semble privé de vision, ou plutôt de la capacité à en avoir, et alimente médiocrement la culture environnante qui ne serait pas contre un repas décent et copieux, aussi vite que possible. Est-ce qu’une re affirmation du magique comme art ne pourrait pas fournir une inspiration, porter la vision et la substance qui manquent si manifestement au monde de l’art aujourd’hui ? Permettre à l’âme d’infuser de cette manière, ne lui donnerait-il pas les moyens d’être à la hauteur de ses ambitions, de sa mission: insister pour que la voix humaine intérieure et subjective soit entendue de la culture, du gouvernement, et sur la scène souillée et grand-guignolesque du monde? Ou devrions-nous juste nous installer confortablement et attendre qu’un intellect surhumain de Sirius, que les balayettes sur pattes de Walt Disney ou l’Éon d’Horus débarquent pour régler tout ce bordel pour nous?

Une union prolifique, une synthèse de l’art et de la magie qui se propagerait dans la culture, un environnement, un paysage magique sans temples ni meubles de famille, sur lesquels tout le monde se cognait de toute manière. Mise en scène au milieu d’une biosphère occulte retrouvée, ornée de fougères et de vapeurs purpurines, cette conjonction passionnée de deux facultés humaines constituerait à coup sûr des Noces Chymiques qui, si on a de la chance et que la Soirée Chymique dégénère, pourrait entraîner une Orgie Chymique, une indécente explosion des besoins créatifs refoulés, accouplements astraux d’idées donnant naissance à quantité de chimères et autres monstres irradiants. De féroces centaures conceptuels dont les jambes seraient du parfum et la tête de la musique. Des sirènes comme des notions, ondulants films muets dont la queue serait architecture. Des sphinx comme des genres et des styles manticores. Des mutations dont personne n’a jamais entendu parler ni même rêvé, des formes de romans qui croissent et s’adaptent suffisamment vite pour suivre le rythme du monde et sa fougue, qui seraient comme des formes de vies, ou plutôt comme une sorte de faune voire une flore, qui proliférerait dans notre étendue magique fantasmée. L’éventuelle libération d’énergie issue de la fusion rendue soudain disponible quand ces deux éléments lourds de la culture, la magie et l’art, sont rapprochés dans une dynamique de proximité, pourrait bien apporter un éclairage féerique à notre jungle. Elle pourrait même aider à illuminer un peu le paillis mainstream sociétal où nous sommes enracinés.

Qu’est-ce qui nous empêche de balancer nos béquilles et ce qui nous restreint, d’enlever les petites roues qui ont empêché la magie de progresser depuis tellement longtemps que ses rails et ses aiguillages ont disparu sous la mousse? Si nous en avons la volonté, rien ne peut nous arrêter dans la redéfinition de la magie comme un art, quelque chose de vital et progressiste. Quelque chose qui, par sa capacité à faire face au monde humain intérieur, a prouvé son intérêt et peut être réellement utile à n’importe qui et son monde intérieur, de plus en plus envahi par un colonialiste extérieur tyrannique qui voudrait leur pomper tous leurs rêves, leurs joies ou leur autodétermination. Si nous y sommes résolus, nous pourrions restaurer le pouvoir et le potentiel de la magie, lui redonnant un but à peine entrevu ces quatre cents dernières années. Si nous étions prêts à assumer cette entreprise alors le monde pourrait voir réapparaître les grands et terribles magiciens, lesquels, hors des livres pour enfants inoffensifs et fades, des grands écrans et leurs extravagances aux budgets obscènes, il a presque réussi à oublier. On pourrait ajouter qu’à cette éprouvante jonction de notre situation humaine, des perspectives magiques ne sont pas seulement pertinentes, mais nécessaires et indispensables à notre survie si nous voulons garder notre esprit et notre personnalité intacts. En redéfinissant le terme magique, on pourrait de nouveau affronter les iniquités et les ténèbres du monde par notre méthode ancestrale favorite: avec un mot.

Redonner tout son sens au mot «magique», en faire quelque chose digne de ce nom, une définition qui vous aurait enchantés quand vous aviez six ans; quand vous en aviez soixante-dix. Si nous en arrivons là, si nous parvenons à réinventer notre art, effrayant, sauvage et fabuleux, à la mesure de cette nouvelle époque, effrayante, sauvage et fabuleuse, que nous traversons, alors on pourrait offrir à l’occulte un futur bien plus glorieux et débordant d’aventures que tous ces fabuleux passés qu’on a pu penser ou rêver. L’humanité, enfermée dans le pénitencier matériel que nous nous construisons depuis des siècles, n’a peut-être jamais autant eu besoin d’une clef, d’une lime planquée dans le gâteau ou de la grâce du gouverneur en la personne de la Magie. Avec ces religions bardées d’affaires de pédophilie et ces fondamentalistes déments qui nous laissent bouche bée, avec ces vaudevillesques royalties et ces démagogues plus décontractés dans leurs indécences qu’ils ne l’ont jamais été de mémoire d’homme, la société actuelle, à l’est comme à l’ouest, semble en défaut de centre spirituel et moral et même en manque de la moindre prétention à quelque chose de ce genre. La science qui soutient la société chaque jour un peu plus, découvre dans ses recoins quantiques les plus éloignés qu’elle doit recourir à une terminologie Kabalistique ou tirée de la littérature Souffi pour faire état correctement de ce qu’elle sait aujourd’hui de nos origines cosmiques. Dans tous ces lieux et domaines, tous ces champs épars, le monde semble exiger à cor et à cri que le numineux vienne et le sauve de cette culture matérielle cinglée qui l’a presque entièrement dévoré pour ensuite le chier à travers une passoire. Et où est la magie pendant ce temps-là?

Elle s’escrime à forcer notre petit copain à revenir vers nous. Elle grappille un peu de blé pour combler le trou noir de notre carte bleue, elle essaie de refiler à cet enfoiré qui s’est tiré avec notre femme un truc en phase terminale. Elle fait en sorte que les pyjamas party des jeunes sorcières se passent sans problèmes. Elle met en contact les mecs New-Age vaporeux avec leurs Anges New Age vaporeux; et ils sont genre «c’est pas croyab’» et les Anges de répondre «Et ouais». Elle assiste à tous nos rituels répétés sans cesse comme un patron qui verrait La Souricière d’Agatha Christie pour la deux centièmes fois. Elle passe ses week-ends à essayer de déchiffrer nos sceaux merdiques sous leurs nébuleux vernis de foutre, et, en représailles, tente de nous mettre en contact seulement avec des entités tout droit sorties des soins ambulatoires, des Élohim assistants sociaux fulminant comme des scientologues bourrés, sans une once de bon sens. Elle passe au bureau des copyrights pour déposer des sceaux magiques. Elle gère une agence de rencontres qui représente notre seule chance de tâter un jour la chatte d’une Gothique bizarre. Elle est de sortie pour essayer de nous avoir un meilleur prix sur la dernière Renault, s’efforce de prolonger la misérable vie de Gandalf, notre épagneul aveugle et incontinent, réseautant comme une dingue pour garantir les droits de tarot du Poudlard d’Harry Potter. Elle est toujours en train d’essayer de démêler l’embouteillage provoqué par l’ère d’Horus après l’embardée qui lui a fait traverser le terre-plein central jusqu’à la chaussée sud, la tête la première sur l’Éon de Maat, qui a renversé toute sa cargaison de plumes noires sur la bande d’arrêt d’urgence. Prendre de la kétamine, c’était peut-être pas une bonne idée. Elle se tient, l’air nerveuse, sur un millier de bibliothèques, entre les interviews sur le style de vie des nécrophiles et les rétrospectives de mode consacrées à la famille Manson. Elle traîne à des jamborées néonazis près de Dusseldorf. Elle se demande si elle devrait mettre en place une politique «motus et bouche cousue» vis-à-vis du onzième degré. Elle conseille Cherie BlairChérie Blair est une avocate mariée à Tony Blair sur son choix d’aiguille d’acupuncture, et tout Islington sur des questions de Feng Sui. Elle s’est fait un piercing au clitoris dans le seul but de choquer ses parents, des provinciaux de classe moyenne, morts depuis dix ans de toute façon. Elle souhaiterait être David BlaineDavid Blaine est un prestidigitateur surmédiatisé et ayant plusieurs records du monde à son actif.. Elle souhaiterait être Buffy. Franchement, elle souhaiterait être n’importe quiBuffy est une lycéenne chasseuse de vampire, dans la série à son nom, jouant sur le folklore mystique et ses archétypes..

Nous pourrions, si nous le souhaitions, faire qu’il en soit autrement. Plutôt qu’une magie qui serait sous l’empire d’un passé doré, imaginé en grande partie, affreux fantasme d’un parc à thème des anciens dieux, aventure amoureuse au fort potentiel, à la place, nous pourrions expérimenter une magie adéquate et qui fait sens vis-à-vis des temps extraordinaires qui sont les nôtres. Nous pourrions, si on fait ce choix, veiller à ce que l’histoire de la magie retienne l’occultisme actuel comme le grand final d’une fanfare plutôt que comme un dernier râle, un marmonnement timide et mourant; pas même un gémissement. Nous pourrions faire de ce terrain aride un paradis fourmillant, un tropique où chaque pensée pourrait fleurir en art. Sous l’autel, l’atelier; la plage. Nous pourrions insister là-dessus, si nous étions vraiment ce que nous disons être. Nous pourrions y parvenir non pas en griffonnant des sceaux, mais en forgeant des contes, des peintures ou des symphonies. Nous pourrions permettre à notre art de déployer à nouveau ses saintes ailes de scarabée psychédélique sur la société, et peut-être, ce faisant, permettre à cet organisme meurtri et perdu dans la nuit d’être touché par une forme de grâce ou de lumière. Nous pourrions être ragaillardis dans notre frais sous-bois, réinventé à l’aube de notre Artisanat, au sein du matin d’un nouveau monde, la peinture encore humide, à peine sorti de l’œuf et les yeux encore tout collants en plein Éden. Nouveau-nés dans la Création.

Northampton, décembre 2002